Nous voici en Corse. Pas la Corse lumineuse, bleue et dorée des cartes postales, mais celle, austère, de Mérimée, au XIXe siècle, que Jules Stromboni dessine comme on grave, en force, restituant dans son dessin charbonneux l’âpreté du pays. Il ne retranscrit aucun dialogue, se contentant de concentrer, au détour de quelques rares pages du livre, un texte minimaliste.
Adolescent dans un village reculé de la montagne, Cesario travaille dur. Il rêve de prendre le maquis, de devenir un bandit comme ses ancêtres. Mais pour l’heure, maltraité par son père et ses frères aînés, il garde les chèvres ou coupe du bois. Au village où il vend des fromages, il remarque Chilena et en tombe instantanément amoureux. La jeune fille de son âge vit seule avec son père, assumant les tâches de sa mère tôt disparue. Mais le père va déraper, la violer, commettant cet inceste quasiment sous les yeux du garçon.
Jules Stromboni suit parallèlement les trajectoires des deux adolescents. Chilena s’enfuit dans les forêts de l’intérieur, revenant à la vie sauvage. Cesario, lui, quitte sa famille pour la modernité, s’employant dans les mines de charbon - celles d’Osani, aujourd’hui fermées. Pourtant leur destin est lié, car la grand-mère du garçon a fait de lui le dépositaire d’un don : il serait un Mazzeru, celui qui, partant chasser dans son sommeil, reconnaît dans la gueule de la bête qu’il tue un proche qui subira le même sort. Le voilà donc hanté par ses rêves prémonitoires.
L’auteur, avec Oliver Cotte au scénario, du Futuriste ou de L’épouvantail (Casterman, 2008 et 2012) signe, seul cette fois, un double récit initiatique très sombre, aux accents fantastiques, mais surtout une formidable évocation de l’essence physique, humaine et spirituelle de la Corse. L’extraordinaire site préhistorique de Filitosa y joue un rôle muet et essentiel, comme le fameux catenacciu (procession du vendredi saint : la plus connue est organisée à Sartène). Et les six chapitres du livre sont placés sous le signe de plantes emblématiques de l’île : coquelicot, férule commune, asphodèle, daphné garou, ail des ours et aconit napel. Toujours séduisantes, parfois toxiques. Fabrice Piault