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Comment la littérature horrifique se réinvente

Autrice en dédicace au Festival du livre de Paris 2023 sur le stand des Contes interdits (Contre-Dires). - Photo © Contre-dires

Comment la littérature horrifique se réinvente

Tandis que la littérature horrifique connaît un boom dans le monde anglophone, elle continue d'avancer masquée en France, faute de rayon dédié en librairie et de reconnaissance critique. En pleine réinvention, le genre frappe à notre porte... Oserons-nous la lui ouvrir ?

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Par Souen Léger
Créé le 08.10.2024 à 17h30

La France est peut-être à l'aube d'une révolution des frissons. Au Royaume-Uni, entre 2022 et 2023, les ventes d'histoires d'horreur et de fantômes ont atteint un record, avec une hausse historique de 54 % en valeur pour atteindre 7,7 millions de livres sterling, rapporte The Bookseller. S'il est impossible de tirer des conclusions chiffrées de ce côté-ci de la Manche, faute de catégorie statistique, plusieurs signaux témoignent d'un sursaut d'intérêt, et de reconnaissance, pour ces lectures qui jouent avec nos peurs.

À commencer par l'entrée dans la Pléiade, ce 17 octobre, de H.P. Lovecraft, saint patron (controversé) des fans d'horreur. Tout un symbole dans un pays qui entretient une relation tourmentée avec la littérature horrifique. « Ce n'est pas un genre qui est animé en tant que tel par des éditeurs ou des libraires », situe Claire Renault-Deslandes, directrice de la publication de Bragelonne, qui anime Bragelonne Terreur, l'une des rares collections identifiées.

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L'écrivain Stephen Graham Jones.- Photo © GARY ISAACS

Maîtres écrasants

De fait, les succès du genre squattent les étagères d'autres rayons - thriller, SF, fantastique, et même littérature générale - ou incarnent un segment à eux seuls, à l'image de Lovecraft et de Stephen King, éclipsant le reste de la production.

« Le prestige de Lovecraft n'a jamais cessé de progresser », analyse Laurent Folliot, qui a traduit plusieurs textes et rédigé l'introduction des Récits à paraître dans la Pléiade. Salué par la critique, Lovecraft jouit par ailleurs d'une « quasi-omniprésence dans divers champs de la culture populaire », relève-t-il. « De grands classiques du cinéma fantastique, comme Alien, ont été inspirés par son univers. On voit du Cthulhu (créature de la galerie de monstres lovecraftiens, N.D.L.R.) partout, dans les jeux vidéo et jusqu'à la philosophe Donna Haraway, qui parle de "chthulucène" », comme d'un endroit pour renverser l'Anthropocène. Sans oublier, par exemple, Le Cabinet de curiosités de Guillermo del Toro (Netflix), dont plusieurs épisodes sont des adaptations de Lovecraft.

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Stéphan Sanchez, de la librairie Lagon Noir à Aix-en-Provence, spécialisée en cinéma, fantastique et SF.- Photo DR

« Lovecraft en Pléiade, c'est un événement », témoigne Stéphan Sanchez, de la librairie Lagon Noir (Aix-en-Provence). Son rayon horreur, qui rassemble environ 80 titres, attire une clientèle de trentenaires aux attentes variées, des plus softs aux plus gores. « Je demande à chaque fois le degré de violence recherché », précise le libraire dont les meilleures ventes - les romans de Stephen King et de Mariana -Enriquez - illustrent la diversité des œuvres aux composantes horrifiques.

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La bande dessinée Le dernier jour de Howard Phillips Lovecraft (octobre 2023, 404 éditions) fait partie des très nombreuses oeuvres autour de l'univers lovecraftien.- Photo SOUEN LÉGER

Des masques et du sang

Maîtrisant à la perfection les codes de l'horreur, l'Argentine Mariana Enriquez, autrice de Notre part de nuit et des Dangers de fumer au lit, est un cas d'école de ce que Dominique Bordes, fondateur des éditions Monsieur Toussaint Louverture, désigne comme « des stratégies ordinaires de dissimulation de genre ». En France, les éditeurs ne s'appuieraient donc pas sur le genre mais sur d'autres critères. Il en va ainsi de Mariana Enriquez, positionnée en littérature étrangère de très haute qualité aux Éditions du sous-sol, comme de l'Américain Stephen Graham Jones, rattaché au roman noir chez Rivages, qui publie le 2 octobre N'aie pas peur du faucheur, faisant suite au slasher Mon cœur est une tronçonneuse. « Pour éviter un rejet mécanique, on publie l'horreur en dissimulant sa nature profonde. C'est en quelque sorte ce que j'ai fait avec la saga Blackwater, explique Dominique Bordes. De toute façon, sans rayon dédié, on est obligés d'avancer masqués ! »

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Un rayon dédié à Lovecraft à la librairie L'Armitière (Rouen, Seine-Maritime).- Photo SOUEN LÉGER

Cependant, certains font le choix d'assumer l'horreur dans toute sa splendeur. Les codes du pulp s'affichent ainsi en couverture du Téléphone carnivore, de Jo Nesbø, publié début septembre par Gallimard avec une illustration de combiné sanguinolent. Du sang, des griffes, et des personnages livides... C'est la formule des éditions Contre-Dires (groupe Guy Trédaniel) pour la collection des Contes interdits, en croissance continue. Dénichée chez l'éditeur québécois ADA, elle est lancée en 2021 avec une version terrifiante de Blanche-Neige, vendue à 50 000 exemplaires. « C'est de l'horreur, trash, mais ça peut aussi tendre vers le thriller ou la dark romance », précise l'éditrice Caroline Rolland.

L'indémodable « Chair de poule »

L'épouvante s'invite aussi en jeunesse. Le 2 octobre, Larousse publie ainsi Les grands classiques de l'horreur, avec les illustrations de Victor Médina. « L'envie d'avoir peur, surtout à la préadolescence, est intemporelle », considère l'éditrice Sophie Chanourdie. Autrefois semée d'embûches, cette voie est ouverte au milieu des années 1990 par la collection Chair de poule, de R. L. Stine, vendue à 12 millions d'exemplaires en France. « Elle s'est heurtée à beaucoup de réticences de la part des prescripteurs, on s'inquiétait pour les enfants. Mais le succès a été fracassant et ne s'est jamais démenti », retrace Cécile Burgard, directrice littéraire chez Bayard Jeunesse, qui observe une hausse des ventes depuis le relooking de la collection, initié en octobre dernier.

Devenus parents, les premiers lecteurs de Chair de poule continuent de les offrir à leurs enfants. Autre legs : « Chair de poule a autorisé des auteurs à créer des choses extrêmement puissantes », selon Cécile Burgard, qui cite le succès de la série L'Épouvanteur de Joseph Delaney (à partir de 2008), ou plus récemment de Victor Dixen, qui signe une nouvelle saga fantastique, L'agence perdido (à paraître le 2 octobre). En horreur pure, Bayard fait aussi quelques tentatives pour les plus grands, mais « ce n'est pas le sésame pour séduire », juge l'éditrice.

Cependant, le renouveau du lectorat d'horreur est peut-être déjà en route, comme en témoigne le succès de la collection des Contes interdits de Contre-Dires, dont le public recoupe celui de la young adult. « Un lectorat très engagé », assure Caroline Rolland, qui assiste à des séances de dédicaces bondées. Les auteurs québécois de la collection seront d'ailleurs à la seconde édition du Frissons festival de Reims, dédié à la littérature horrifique, les 26 et 27 octobre.

Gore et politique

Si les lecteurs changent, l'autorat et les thèmes aussi. « L'horreur est un genre qui se réinvente beaucoup, ce ne sont plus uniquement des auteurs américains blancs », remarque Claire Renault-Deslandes de Bragelonne. La maison accueille des autrices mexicano-américaines comme Isabel Cañas et Silvia Moreno-Garcia, présentée comme un croisement entre Lovecraft et les sœurs Brontë. Dans un tout autre registre, les Éditions du sous-sol publient Les Chiennes de garde (mars 2024), de Dahlia de la Cerda, qui ressuscite, entre autres, une héroïne victime de féminicide en vampire aux canines acérées, dans un Mexique « qui déteste les femmes ».

De son côté, Dominique Bordes se demande comment présenter en France l'Américaine Tananarive Due, une précurseure de la black horror, popularisée par le réalisateur Jordan Peele (Get Out). « Elle a notamment écrit une saga intergénérationnelle avec des éléments de possession qui reflètent des problématiques de race », explique l'éditeur.

Outre le succès critique d'auteurs puisant dans le patrimoine horrifique, la poussée venue de l'étranger comme des autres industries culturelles, cinéma et séries en tête, pourrait bien appuyer l'émergence d'un rayon « frissons » dans les librairies françaises. Et, plus encore, d'une véritable légitimation du genre. « La SF a mis du temps à gagner ses lettres de noblesse ; concernant la fantasy, il a fallu que tous les autres médias s'y intéressent - et Le Seigneur des anneaux - pour qu'elle devienne acceptable ; la reconnaissance de l'horreur viendra peut-être en France, estime Claire Renault-Deslandes. Mais il ne faut pas être pressé, nous ne sommes pas hyper- rapides sur les révolutions culturelles. »

glossaire HORROSCOPE

Roman gothique & néogothique

Né en 1764 avec Le Château d'Otrante du Britannique Horace Walpole, il préfigure l'essor de la littérature d'horreur.

Horreur psychologique

Les monstres sont ceux enfouis dans notre psyché, et les situations effrayantes davantage ancrées dans le réel, ce qui n'en est que plus troublant.

Horreur cosmique

Le credo de cette approche existentielle ? L'insignifiance et la fragilité de l'humanité face à un univers habité d'entités puissantes, indifférentes à notre espèce.

Body horror

Présente des transformations terrifiantes qui surviennent chez les humains.

Splatterpunk

Assez parlant, le terme vient de l'anglais « splatter », éclabousser. Le genre repousse les limites dans la description de l'horreur avec un aspect graphique souvent très gore.

Femgore

Ici, ce sont les femmes qui traquent, tranchent, démembrent. Les autrices explorent les représentations de la violence en se concentrant sur les expériences et les corps féminins.

Black horror

Popularisé par le réalisateur Jordan Peele avec Get Out, il explore les thèmes des expériences vécues par les communautés noires à travers des récits d'horreur.

Slasher

Inspirés par le genre du même nom dans le cinéma, les romans de type slasher se caractérisent par une série de meurtres violents (souvent très détaillés), commis par une figure mystérieuse (souvent masquée).

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