Que le poète René Char (1907-1988) ait été un séducteur, qu'il ait aimé dans sa longue existence plusieurs femmes qui ont compté, dans son quotidien comme dans son inspiration, n'est pas exactement un secret. Son oeuvre, ses correspondances, ses amis en témoignent. En revanche, on ne savait pas grand-chose de ce grand amour qui le lia à Tina Jolas (1929-1999) depuis 1956, l'année où cette femme de caractère quitte son mari - en l'occurrence André Du Bouchet, autre grand poète du siècle passé - et leurs deux enfants, afin de vivre sa passion. Pour Char, non point avec lui. Car, selon le témoignage de Pierre Vidal-Naquet paru dans Le Monde du 7 septembre 1999, elle aurait refusé de l'épouser, parce qu'elle ne voulait pas "épousseter tous les jours un monument historique".
Elle habitait cependant parfois non loin du poète, dans le Midi. Et lorsqu'ils ne se voyaient pas, ils s'écrivaient. Chaque jour. Leur correspondance croisée représenterait quelque 4 000 lettres, un trésor auquel Renou a pu avoir accès. Du moins à celles de Char, conservées par les enfants de Tina, Gilles et Paule Du Bouchet. Cette dernière, d'ailleurs, avait levé un coin du voile en publiant il y a quelques mois un livre émouvant adressé à sa mère "emportée" (1).
Tina Jolas, outre cette love affair exceptionnelle avec Char, dont témoigne La planche de vivre, une anthologie de poésie qu'ils ont composée ensemble et publiée en 1981 chez Gallimard, était une femme peu commune : issue de la grande bourgeoisie intellectuelle, ethnologue, elle a travaillé avec Claude Lévi-Strauss, et traductrice, en particulier d'une biographie de Freud. Il est clair qu'outre leurs sentiments, leurs échanges devaient être d'un haut niveau intellectuel.
Pour un auteur, raconter cette histoire constitue évidemment une belle tentation, mais aussi une gageure. Comme l'explique dans sa préface André Comte-Sponville, s'il a pu lire les lettres de Char, les enfants de Tina n'ont pas permis que Renou ait accès à celles de leur mère. En France, en vertu du droit moral imprescriptible des héritiers d'un écrivain, il est impossible de reproduire tout ou partie d'un texte, d'un dessin ou d'une lettre sans en demander l'autorisation à ses ayants droit. En l'occurrence, il semble que Marie-Claude Char, sa veuve, «s'oppose, on peut le comprendre, poursuit Comte-Sponville, à la publication de cette correspondance amoureuse qui n'est pas la sienne". Espérons, dans l'intérêt de l'histoire littéraire, que ce monument sera un jour édité.
En attendant, Renou a opté pour une forme prétendument romanesque afin de retracer dans ses grandes lignes la longue liaison entre Char et Tina, et de nous donner à imaginer, sans en citer un mot, la teneur de leurs lettres : poétique, forcément. Il y est question des Busclats, la maison du poète, de la nature, des animaux, si importants pour lui, de quelques-uns de ses amis disparus : Camus, Picasso, Heidegger... De la mort qui guette, et de la vieillesse, aussi, que de Gaulle, on s'en souvient, appelait "un naufrage". Coïncidence : les parents de Tina, Eugène et Maria Jolas, louaient à Colombey-les-Deux-Eglises une maison appelée La Boisserie, jusqu'à ce qu'un certain officier de cavalerie en fasse l'acquisition.
(1) Emportée, Actes Sud, 2011.