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Ces statues que l'on abat

Ces statues que l'on abat

La lecture de livre a généré au fil du temps bien d’autres formes de lecture et d’expression qui, ensemble, font que la population ne s’est jamais autant livrée collectivement au partage d’informations et d’idées. Remettant en cause certaines de nos certitudes et un idéal de raison.

Même fondé sur les meilleurs principes de l’humanisme, l’ordre établi n’en est pas moins établi, c’est-à-dire parfois aveugle à ce qui n’est pas lui, voire injuste. On en a un exemple avec la façon dont des historiens français parmi les plus en vue de l’ordre républicain (cf. Le Monde du 27 juin dernier) contestent l’idée de déboulonner les statues de personnalités ayant légitimé l’esclavage (Colbert par exemple). Mais aussi un contre-exemple, le 22 juillet dernier, quand la Chambre des représentants vote massivement la suppression de l’enceinte du Capitole de plusieurs statues de confédérés célèbres, symboles d’un racisme persistant !
 
Cette affaire des statues ne peut laisser indifférents les gens du livre. Elle touche aux fondements de la politique de la raison qui doit beaucoup à la culture du livre et nous a enjoint jusqu’à présent d’accepter dans toute sa complexité, même avec un regard critique, l’héritage du passé. 

Compromis et contradictions
 

En effet, cette politique de la raison fait confiance d’abord à l’argumentation, qui met en balance des points de vue ou des expériences différentes et débouche, sinon sur une solution unique, du moins sur l’acceptation d’un cadre commun de pensée. Cette distanciation, le livre en aura été l’un des principaux vecteurs. Ses dispositifs de sélection éditoriale, de classement bibliothécaire et de traduction auront contribué à la commensurabilité des points de vue, indispensable à la constitution d’un même espace public de la pensée. Sa fonction d’arrêt sur image et de retour sur soi dans le flux de la conversation générale aura favorisé l’idée que le même cheminement pouvait se rejouer en chaque lecteur, perçu dès lors comme une individualité autonome. Sa circulation, enfin, aura donné l’espoir que la mondialisation allait tout naturellement diffuser l’universalité de son modèle à l’échelle de la planète. Bien qu’il fût en même temps l’arme de tous les combats, le livre aura longtemps incarné la conviction qu’une transposition des conflits dans le monde des idées pouvait nous rapprocher d’un compromis raisonnable.
 
Compromis raisonnable par excellence, la démocratie américaine se trouve pourtant ramenée à ses contradictions originelles et pas seulement avec le mouvement Black Lives Matter. Une personnalité aussi incontestable que Thomas Jefferson est attaquée pour avoir possédé plusieurs centaines d’esclaves. Même Lincoln, qui a pourtant aboli l’esclavage, est critiqué pour avoir approuvé la pendaison de trente-huit sioux en 1862. Quant à Donald Trump, il a récemment essuyé la colère de plusieurs tribus amérindiennes alors qu’il paradait devant les fameuses sculptures des pères fondateurs au Mont Rushmore, territoire sacré des Sioux… Dans La Mort aux trousses ce lieu n’était encore que le théâtre de la guerre froide, c’est-à-dire d’une lutte interne à une certaine rationalité occidentale que des siècles de théorie politique avait forgée par les livres. Il devient à présent le foyer d’un retour de flamme de la mémoire et du vécu que les arguments les plus sophistiqués auront du mal à éteindre. 

« cancel culture »
 

Il en va de même partout dans le monde comme s’il s’agissait, après les avoir appris dans les livres que l’Occident a produits, de mettre concrètement à l’épreuve les principes de la liberté d’expression. On peut douter que la récente tribune de 150 écrivains contre les excès de la « cancel culture », où l’on retrouve côte à côte Chomsky et Fukuyama dans une même défense de la raison occidentale, aide à calmer le jeu. Pourquoi ? 
 
Parce que la tradition des Lumières, dont le projet principal fut de collecter toute la diversité du monde afin d’en tirer des principes communs, est en quelque sorte victime de son succès. Elle peine désormais à maîtriser cette diversité depuis que les réseaux sociaux, le Big data et les flux migratoires l’ont rendue si foisonnante et si présente. Il ne lui suffit plus de ressasser ses concepts de base, aussi nobles soient-ils, et d’accuser les « minorités » de ne pas s’y plier. Si l’on souhaite lui rester fidèle afin d’éviter une fragmentation mortifère, il convient d’intégrer la parole de ceux qui ne s’y reconnaissent pas pleinement et poursuivre, avec eux, l’élaboration d’une « intelligence collective » (Joseph Henrich*) plus englobante, plus inclusive. 

Partage massif et excessif
 
En cela les représentants de la culture du livre ont une responsabilité particulière. Ils ne peuvent condamner ceux qui abattent des statues au nom de leur expérience quotidienne du racisme sans faire un effort d’ouverture à une expression de soi que leurs prédécesseurs avaient pourtant appelé de leurs vœux. Ils ne peuvent se contenter d’invoquer, sans les mettre à l’épreuve d’une réalité à laquelle n’échappe plus aucun philosophe prenant le métro, les mêmes oeuvres canoniques, fussent-elles de Kant ou de John Rawls. Ils doivent changer de regard et investir, par exemple, les nouveaux écosystèmes cognitifs tout en leur apportant, bien sûr, l’exigence de distanciation que des siècles de culture du livre leur ont léguée. Ces nouveaux écosystèmes, on ne le sait que trop avec les réseaux sociaux, induisent des risques multiples comme le tribalisme culturel, le déni de vérité, la rancoeur et le poids de l’argent. Mais, ce sont aussi les forums d’une expression élargie dont les défenseurs de la liberté d’expression devraient se réjouir. 
 
Il serait tentant de penser que le recul de la lecture de livres, confirmé par la dernière enquête du Ministère de la Culture, affaiblit notre capacité à dépasser les « passions tristes » et nourrit une sorte d’ensauvagement des consciences. Mais, la lecture de livre, au demeurant plus également répartie qu’avant, a généré au fil du temps bien d’autres formes de lecture et d’expression qui, ensemble, font que la population ne s’est jamais autant livrée collectivement au partage d’informations et d’idées. C’est à l’aune de cet élargissement progressif, intégrant davantage de données, d’outils et d’expériences, qu’il s’agit de comprendre l’histoire du livre et la nature du débat public qui finalement en découle aujourd’hui. 
 
Les excès de celui-ci sont évidemment à combattre. Mais, il serait illusoire d’y parvenir en tentant de ramener les contrevenants au bercail des cabinets de lecture, là où s’exercerait la seule raison qui compte. Le temps où les expériences de la frustration pouvaient imaginer se résoudre dans la neutralité des concepts est révolu. La politique de la raison reste un horizon que tout le monde peut encore désirer, mais elle doit se réinventer avec les multiples outils d’information et d’implication citoyenne dont elle dispose aujourd’hui (y compris dans les bibliothèques publiques). C’est à sa réinvention et non à son enterrement que l’affaire des statues nous invite.
 

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*Joseph Henrich, L’Intelligence collective. Traduit de l’américain. Ed. Markus Haller et Les Arènes, 2019.
 
 

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