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Autant en emporte le vent, la morale et la censure

Autant en emporte le vent, la morale et la censure

Autant en emporte le vent n'est pas la première œuvre emblématique à subir la censure. Ne tirez pas sur l'oiseai moquer, La case de l'Oncle Tom, Tintin au Congo, Tristes tropiques, mais aussi Shakespeare et Voltaire sont tous visés depuis quelques années. Pédagogie, contextualisation, éducation ne semblent pas pouvoir lutter, même quand certains de ces ouvrages défendent la cause des accusateurs.

A l’automne 2018, je m’inquiétais dans un essai intitulé Nouvelles Morales, nouvelles censures (Gallimard), des attaques multiples contre la culture. Les œuvres - quelle que soit leur discipline d’origine : arts plastiques, littérature, cinéma, musique, etc. – sont fustigées de toute part. Les uns exigent que des statues – des tenants de l’esclavage, notamment, de trafiquants de chair humaine comme Colbert, mais aussi le héros Victor Schoelcher !- soient déboulonnées et, plutôt que de proposer une relecture intelligente, choisissent, comme à Bristol, de les jeter au fleuve.

D’autres choisissent de s’en prendre aux classiques de la littérature et du cinéma. C’est donc Autant en emporte le vent, la célèbre fiction de Margaret Mitchell, qui est ainsi victime indirecte de l’indignation (incontestable et non contestée, faut-il le dire) provoquée par la mort de Georges Floyd, étouffé par le genou d'un policier de Minneapolis.

Film et traduction primés

C’est d’abord son adaptation au cinéma - huit  Oscars en 1940, dont l’un a été attribué à l’actrice Hattie McDanie devenue à cette occasion la première personnalité Afro-américaine couronnée par Hollywood - qui a été retiré par la plate-forme HBO (Warner). L’attaque a été portée le 8 juin par le scénariste John Ridley – scénariste notamment de 12 Years a Slave - et a été suivie d’effet dès le lendemain par la chaîne prétextant la nécessité de « contextualiser » le film. La chaîne a annoncé que « maintenir ce film dans son catalogue sans explication et dénonciation de cette représentation aurait été irresponsable »…

Il eut été assez simple - si tant est que cela ait été nécessaire – de faire précéder le film d’un texte rappelant l’année (1939) de sa sortie en salles plutôt que d’en avoir soudainement honte au point de la passer à la trappe.

Et vendredi 11 juin, l’éditeur Gallmeister, profitant de l’arrivée de Margaret Mitchell dans le domaine public, lançait en librairie une nouvelle traduction du roman de 1936, arguant que la version française jusque-là publiée par Gallimard ferait la part belle au « petit nègre ». 

Notons juste que Pierre-François Caillé, la traducteur qui a signé la version française en 1938 chez Gallimard, a été récompensée par le prix Halpérine-Kaminsky, recevant alors les félicitations de Margaret Mitchell pour avoir sur rendre le ton avec lequel elle avait voulu faire dialoguer ses personnages noirs. Relevons aussi que Pierre-François Caillé, dont un prix honore la mémoire, a présidé la Société française des traducteurs de 1951 à 1973 et est un des confondateurs, en 1953, de la Fédération internationale des traducteurs, qui a été plus qu’encouragée par l’Unesco. 
 
Le décryptage de ces phénomènes est consternant. 

Carmen, Shylock, Oncle Tom et Tintin

Pointons en premier lieu la grande hypocrisie des États-Unis, où la liberté d’expression absolue, garantie par la Constitution, est battu en brèche dès que la morale et le commerce s’en mêlent. La réalité y est donc celle d’une autocensure exacerbée, qui avait déjà conduit les plus puissants médias américains à flouter, en 2015, la une de Charlie Hebdo renaissant de ses cendres, bannie par les si courageux CNN, Fox News et consorts.

Les classiques sont à leur tour sur le banc des accusés : de Carmen, dont le final en forme de féminicide a été revisité en Italie, à Shakespeare et son Shylock, en passant par les phrases de Voltaire sur les juifs, celles du Tristes Tropiques de Claude Levi-Strauss sur les musulmans ; sans compter l’intrigue de La Case de l’oncle Tom ou, « pire » encore, les planches de Tintin au Congo.

Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, le formidable roman de Harper Lee, a été retiré de certaines bibliothèques scolaires de l’État de Virginie en 2016, à peine quelques mois après le décès de la romancière, Prix Pullitzer en 1961. 
 
De la même façon, c’est le mot « nègre » qui a incité les écoles de Duluth, dans le Minnesota, à bannir l’ouvrage des programmes scolaires. La lecture de ce livre est ainsi devenue facultative alors qu’elle était obligatoire. Dans le Mississipi, Harper Lee avait déjà connu le même sort une censure similaire en octobre 2017.

Le même sort a été réservé à Huckleberry Finn de Mark Twain. 

Offense et défense

Les professeurs d'anglais ont critiqué la mesure, puisqu’ils n’ont pas même été consultés, tout en admettant le malaise et la gêne éventuels de certains élèves.

Stephan Witherspoon, qui dirige la section locale de la National Association for the Advancement of Colored People (association nationale pour la promotion des gens de couleur), estime pour sa part : « Il y a beaucoup d'auteurs qui ont signé de meilleurs livres, et qui peuvent prodiguer le même enseignement sans dégrader nos semblables. Je suis heureux que cette décision ait été prise, même si elle aurait dû l'être il y a 20 ans, au moins. Allons de l'avant et travaillons ensemble pour faire de l'école un lieu pour tous nos enfants, pas seulement quelques-uns ».

Comme souvent lorsqu’il s’agit de culture, les accusations de racisme se trompent de cibles et de combats. Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur a précisément été écrit dans l’objectif de provoquer un malaise chez le lecteur américain de 1960 et l’amener à rejeter la ségrégation raciale, dont l’abolition n’interviendra que quatre ans plus tard grâce au Civil Rights Acts.  

Je pourrais digresser aussi sur les dérives de la théorie de l’appropriation culturelle, qui reproche à la réalisatrice blanche Kathryn Bigelow d’avoir voulu dépeindre Détroit ou les tentatives tout aussi récentes du CRAN (le Conseil Représentatif des Associations Noires) de censurer les Petits Contes nègres pour les enfants des blancs de Blaise Cendrars, parus en 1929 et réédités en 2018, à la fois par Gallimard, Albin Michel et la BNF…

Pédagogie

Rappelons aussi, en aparté - car je m’adresse dans cette chronique la communauté des gens du livre – qu’il y a une vingtaine d’années les héritiers de Margaret Mitchell s’en étaient pris à la si regrettée Régine Deforges, qu’ils accusaient de plagiat à l’occasion de la parution de La Bicyclette bleue. Les diverses juridictions qui sont intervenues dans cette affaire ont analysé notamment les caractères des personnages, la toile de fond, le contexte, les situations et les scènes des deux romans. La cour d’appel de Versailles, à la fin de 1993, a estimé en dernier lieu que l’ensemble des éléments du roman de Régine Deforges était imposé par le contexte librement choisi de la Seconde Guerre mondiale. Quant à certains éléments communs, les juges les ont considérés tout au plus comme des idées de libre parcours, par conséquent non appropriables et ne pouvant être revendiquées par les héritiers de l’auteure d’Autant en emporte le vent.

Pour revenir à nos moutons – que je n’ose qualifier de noirs – de ce mois de juin 2020, j’espérais candidement, comme tant d’autres il y a peu, que le déconfinement et le monde d’après devraient être à la pédagogie, au recul, à l’apprentissage et au discernement. 

Il existe en effet des voies médianes, permettant de concilier l’amour de l’art et de la liberté avec le devoir de mémoire, le légitime respect de la nécessaire égalité des citoyens, le droit des minorités. La clé est sans doute dans l’explicatif, la pédagogie, l’apparat critique repensé.

La culture nous est vitale, dans sa diversité, avec ses travers, ses hauts et ses bas, ses chefs d’oeuvre et ses classiques, ses avant-gardes et son passé. C’est la culture ce qui nous fait réfléchir, nous rend humains, nous fait vibrer. En jouir et en débattre est à la fois notre droit et notre devoir.

La bannir par une censure précipitée serait notre perdition et la garantie d’un retour, non pas au monde d’avant, mais à ceux de l’inquisition ou de la lettre de cachet.
 

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