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Bibliothèques : faut-il prêter des livres numériques ?

La médiathèque d'Issy-les-Moulineaux a mis en prêt des liseuses avec ebooks préchargés. - Photo OLIVIER DION

Bibliothèques : faut-il prêter des livres numériques ?

Aux Etats-Unis, les trois quarts des bibliothèques proposent des ebooks en prêt (p. 36). Au Québec, les bibliothèques et agrégateurs ont associé les libraires. Encore peu pratiqué en France, le prêt de livres numériques y soulève, comme partout, des questions majeures sur les usages futurs et le rôle de chacun des acteurs du livre.

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Par Laurence Santantonios,
Véronique Heurtematte,
Créé le 04.02.2015 à 16h04 ,
Mis à jour le 23.02.2015 à 14h34

Louer un polar sur sa liseuse avant de prendre le train, acheter un ouvrage de référence pour le conserver dans sa bibliothèque numérique, emprunter un roman ebook à la bibliothèque où l'on est inscrit... Quels seront les pratiques d'acquisition et les usages des lecteurs de livres numériques lorsque l'offre existera vraiment et que les supports de lecture se seront démocratisés ? Location, achat, emprunt ? Personne n'en sait encore rien, et les stratégies se cherchent. Les bibliothèques sont persuadées qu'elles ont un rôle à jouer dans la circulation des livres numériques, en particulier sous la forme de prêt, qui est leur mode d'intervention habituel dans le secteur du livre. Mais dans l'univers numérique, où tout est disponible à n'importe quel moment et n'importe où, quelle est leur valeur ajoutée ? Ce qui est certain, c'est que le prêt en bibliothèque - qui a provoqué tant de polémiques lorsqu'il s'est agi de faire une loi sur le prêt de livres "physiques" dans les années 1990 - commence à poser bien des questions aux professionnels : aux éditeurs qui s'interrogent avant de confier leurs précieux fichiers ; aux bibliothèques qui aimeraient offrir des collections maison à leurs lecteurs ; aux distributeurs d'ebooks qui cherchent à développer leur catalogue... Quant aux institutions, elles en mesurent l'enjeu et cherchent depuis quelques années à soutenir le développement du marché du livre numérique en même temps que l'équilibre de la chaîne du livre. Dernière initiative en date : le lancement d'une étude documentaire internationale sur "l'offre commerciale de livres numériques à destination des bibliothèques de lecture publique" par le Service du livre et de la lecture et dont les résultats devraient être connus à la fin de 2012.

LES DISTRIBUTEURS SPÉCIALISÉS

Pour le moment, les distributeurs spécialisés qui proposent leurs services aux bibliothèques se comptent sur les doigts d'une main. Numilog, le pionnier, propose 55 000 titres de 150 éditeurs dont, pour une grande part, ceux du groupe Hachette auquel il appartient. Cyberlibris possède lui un catalogue de 10 000 ouvrages provenant de 300 éditeurs (75 % francophones, 25 % étrangers). Arrivé plus récemment, Immatériel, créé par Xavier Cazin, offre 5 000 titres dont les 500 titres contemporains de l'éditeur numérique Publie.net, et compte aujourd'hui une quinzaine d'établissements abonnés, dont le réseau des 43 bibliothèques de Montréal. Spécialisée dans la BD, la société d'éditeurs franco-belges Izneo offre 2 700 titres de BD en "streaming", à consulter dans la bibliothèque. Et un nouveau venu s'annonce : la filiale française de la société américaine 3M lancera en juin, lors du congrès de l'ABF, la solution "3M Cloud" (déjà opérationnelle aux Etats-Unis, voir p. 36). "Notre objectif est de fournir une solution clés en main, explique Pascal Lérideau, directeur du marketing, pour faciliter les transactions complexes dont se plaignent souvent les bibliothécaires." Pour ne pas trop dépayser les usagers, 3M prévoit à l'entrée de la bibliothèque une borne physique qui affiche les couvertures des livres à télécharger sur smartphone, tablette ou liseuse - lesquelles pourront être des liseuses 3M. Le package pourrait bien séduire. Encore faut-il que les éditeurs soient partants. Ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui.

L'INQUIÉTUDE DES GRANDS ÉDITEURS

Si en effet les petits et moyens éditeurs indépendants considèrent la diffusion numérique comme un moyen de toucher davantage de lecteurs, il n'en est pas de même pour les grands groupes qui observent avec inquiétude la valse hésitation de leurs homologues étrangers, qui confient leurs titres aux distributeurs américains, puis les retirent, avant de les proposer à nouveau mais à un prix doublé (voir p. 36). Ce n'est pas le piratage qu'ils craignent le plus - encore qu'ils optent le plus souvent pour la rassurante solution de téléchargement verrouillé par DRM (Digital Rights Management) -, mais le fait de ne pas contrôler la manière dont les distributeurs vont commercialiser les ouvrages. Leur objectif étant de vendre des titres numériques indépendamment des titres papier, pourquoi les confieraient-ils à des prestataires extérieurs, et donc concurrents, en risquant d'en être dépossédés comme ils l'ont déjà été - aux Etats-Unis en tout cas - par Google ? "Tout cela est beaucoup plus stratégique que ce qui est dit ouvertement », estime Xavier Cazin, le patron d'Immatériel. Hachette, par exemple (qui possède avec Numilog sa propre plateforme de distribution numérique), observe avec intérêt les transactions mais s'en tient pour le moment à un refus poli.

Patrick Gambache, directeur de la plateforme Eden (qui rassemble les titres numériques de Gallimard, de Flammarion et de Seuil-La Martinière), participe à des rencontres avec des libraires et des bibliothécaires et se dit très ouvert à toute proposition et à tout partenariat... mais sans prendre aucune décision pour le moment : "C'est prématuré, dit-il. Ce qui est sûr, c'est que nous n'envisageons pas de faire de la vente en direct mais de privilégier libraires et bibliothécaires. On réfléchit à des modèles possibles - streaming, téléchargement, offre de bouquets, etc. - pour développer un libre-service. Ce ne sont pas des questions de droits - nous les avons de toute façon -, il nous faut trouver un modèle économique et technique satisfaisant."

En France, aujourd'hui, quelque 400 bibliothèques publiques prêtent des livres numériques sur place et à distance. Mais pour chacune, cela ne concerne en moyenne qu'un petit millier de titres : cette activité reste encore marginale pour un public marginal. On est loin des 106 millions de livres papier présents dans les collections des bibliothèques municipales françaises !

La situation est très différente dans les bibliothèques universitaires qui, confortées par leur université et aidées par le consortium de négociation Couperin, offrent presque toutes aujourd'hui des ressources en ligne largement consultées par les étudiants et les enseignants.

"La situation est complexe dans nos bibliothèques publiques, constate Dominique Lahary à la BDP du Val-d'Oise. D'une part, il y a un travail pédagogique à faire auprès du grand public, qui a l'illusion que tout est gratuit sur Internet, et, d'autre part, il nous faut composer avec l'offre des distributeurs qui est compliquée, éparpillée, disparate."

Pour de nombreux établissements, le premier handicap est en effet l'offre, trop restreinte pour pouvoir répondre à la diversité des demandes. S'y ajoutent les contraintes techniques (téléchargement de logiciels pour assurer la protection des fichiers, incompatibilité des supports de lectures...), documentaires (obligation de choisir des bouquets) et financières (plusieurs milliers d'euros par an en moyenne pour une poignée de lecteurs).

ATTENDRE DE BONNES CONDITIONS

Du coup, les pratiques des bibliothèques sont très contrastées. Il y a celles qui choisissent d'attendre de bonnes conditions pour passer à l'acte et celles qui, malgré les risques, estiment indispensable d'être dans la course. Les initiatives viennent aussi bien des grands établissements et réseaux - Boulogne-Billancourt, Rennes, Valenciennes, les BDP de l'Hérault, du Haut-Rhin, du Jura... - que des petits - les médiathèques du Val-Maubuée, la médiathèque Terres & mer de Saint-Raphaël, celle de Mauguilo-Carnon dans l'Hérault... A Grenoble, Christine Carrier et son adjointe Annie Brigand travaillent avec détermination à la création d'une plateforme interne dans le but d'offrir aux lecteurs une collection de livres numériques aussi élaborée que celle des collections physiques. "Sur le même modèle que notre plateforme Cinevod, créée en avril 2011, dit Christine Carrier, qui permet aux abonnés de consulter gratuitement de chez eux des films qui correspondent à une offre que l'on ne trouve pas forcément sur le marché. »

Beaucoup aimeraient que les libraires soient de la partie et puissent les guider dans le choix des titres comme ils le font pour les livres papier. Peu s'y engagent pour le moment, mais il existe quelques expériences comme l'intéressant partenariat entre les bibliothèques de Brest et la librairie Dialogues de Charles Kermarec, une des rares librairies indépendantes à pratiquer la vente de livres numériques. "Tous nos livres numériques ont été acquis auprès de Dialogues, explique le directeur du réseau de lecture publique, Nicolas Galaud, et nous avons mis au point ensemble des procédures de sélection et d'achat avec trois objectifs : prêter des liseuses préchargées avec une sélection de 400 livres récents choisis par chaque bibliothèque concernée et par notre service de portage à domicile qui dessert les personnes âgées ou malades, expérimenter la lecture en streaming par l'intermédiaire de Dialogues, enfin proposer une sélection de titres sur une plateforme Dialogues-bibliothèque pouvant être téléchargés directement par les lecteurs. » Pour le moment, seuls les deux premiers objectifs ont été atteints, la plateforme étant à l'étude (budget : 17 000 euros, dont une subvention ministérielle de 9 000 euros).

Dispositifs expérimentaux

C’est sûrement dans l’échange et le partenariat que des solutions pourront être trouvées. Le consortium Carel, à la BPI, s’emploie à devenir plus collaboratif. Le Centre national du livre élabore des dispositifs expérimentaux avec médiation entre les différents acteurs.?C’est le cas des bibliothèques de Grenoble, mais sans résultats pour le moment car le distributeur participant, Izneo, ne propose que la consultation de BD numériques sur place. D’autres tentatives sont en cours : dans la région Paca avec l’ABF et les libraires du Sud, dans la région Midi-Pyrénées avec la bibliothèque numérique Lekti et des éditeurs indépendants. « Une des missions du CNL étant d’accompagner les services innovants, commente le coordinateur François Rouyer-Gayette, nous aidons les différents partenaires à mettre en perspective et à évaluer pour ensuite modéliser. » « Il nous faut travailler ensemble pour définir les besoins et les attentes et y répondre le mieux possible, confirme Patrick Gambache (Eden), qui participe à ce type de réunion et travaille également sur l’interopérabilité avec Numilog ou Immatériel, de manière à unifier les offres aux bibliothèques. Tout reste possible. L. S.

Les professionnels répondent

"C'EST NOTRE MISSION"

Christine Carrier, BM de Grenoble

"Comme dans l'univers physique, nous avons la mission d'offrir au public des collections de livres numériques, de faire des suggestions, de valoriser tel ou tel titre..."

"LA BIBLIOTHÈQUE EST LA MIEUX PLACÉE"

Michel Fauchié, BM Toulouse, ADDNB

"La mission de la bibliothèque est de donner un accès au savoir et à la connaissance, mais aussi de faire un travail de référencement et de documentation. Ce qui signifie qu'elle est la mieux placée pour adjoindre au livre numérique des éléments contextuels et thématiques, utiliser les réseaux sociaux pour faire intervenir l'usager lui-même, etc. La bibliothèque a un rôle pédagogique à jouer dans la découverte du livre numérique. Elle a aussi vocation à "produire", à organiser (avec d'autres) la médiation pour référencer, rendre accessible, encourager la création."

"ORIENTER LES USAGERS"

Dominique Lahary, BDP Val-d'Oise, IABD

"Avec l'énorme choix qui existe sur Internet et la possibilité qu'ont les usagers d'échanger à travers les réseaux sociaux, le rôle des bibliothèques est exacerbé, elles doivent orienter les usagers plus encore que dans le monde physique. Il faut moins leur fournir le poisson que les aider à pêcher. Nous sommes des médiateurs."

"LES BIBLIOTHÈQUES SONT LÉGITIMES"

Patrick Gambache, Eden "Depuis la création d'Eden, nous sommes persuadés de la légitimité des bibliothèques à prêter des ebooks. Qui n'a jamais eu l'expérience d'une bibliothécaire acharnée à vous mettre entre les mains le livre dont la lecture a été déterminante dans votre vie ?"

"SOLIDARITÉ"

Gilles Gudin de Vallerin, BM de Montpellier

"Les gens veulent pouvoir consulter et lire à distance, de chez eux. Ça fait partie de l'élément de solidarité de la bibliothèque."

"JE M'INTERROGE SUR LE TERME "PRÊT""

Xavier Cazin, Immatériel

"Les bibliothèques sont évidemment légitimes pour donner accès à la lecture numérique, et je pense notamment à ce qui existe uniquement sous forme numérique. Mais je m'interroge sur le terme "prêt" : est-ce que cela a du sens dans l'univers du numérique ? La bibliothèque doit d'abord réfléchir à sa collection, à la manière dont elle donne l'accès au public en se souciant du format le plus utilisé par le public. C'est aussi vital pour les bibliothécaires que pour les libraires, car les deux sont des médiateurs qui peuvent conseiller."

"RÉDUIRE LA FRACTURE SOCIALE"

Annie Dourlent, BPI, Carel

"Les bibliothèques sont aussi là pour réduire la fracture sociale, proposer l'accès à des ressources onéreuses que le public ne pourrait pas s'acheter seul. Elle peut aussi produire des contenus, éditorialiser..."

Les hésitations des éditeurs américains

 

Disposer d'une offre d'ebooks représentative du marché constitue l'un des défis les plus épineux auxquels font face les bibliothèques publiques américaines actuellement, car nombre d'éditeurs, craignant un manque à gagner, refusent ou limitent l'accès à leurs catalogues.

 

Alors que les pratiques en matière de lecture numérique se développent de manière exponentielle aux Etats-Unis, les bibliothèques publiques américaines se trouvent actuellement dans une situation problématique : contrairement à ce qui s'est passé dans le monde universitaire où l'offre d'ebooks est importante (quoique très onéreuse), la plupart des éditeurs de littérature générale rechignent à ouvrir leurs catalogues aux bibliothèques. Leur crainte : que cet accès gratuit aux livres numériques entraîne un manque à gagner. Parmi les "Big Six", comme sont surnommées les plus grosses maisons d'édition américaines, seule Random House autorise l'utilisation de ses titres sans poser de restrictions. Mais elle a procédé à une hausse considérable de ses prix depuis le 1er mars, jusqu'à les avoir parfois multipliés par trois ! Penguin a rompu en février son contrat avec le fournisseur OverDrive et ne livrera plus ses nouveautés à ce dernier (les titres déjà chez l'agrégateur restent cependant disponibles). HarperCollins, de son côté, s'est mis les bibliothécaires à dos en décrétant en février 2011 qu'un exemplaire numérique pourrait être prêté 26 fois au maximum, après quoi la bibliothèque devrait racheter une nouvelle copie. Quant à MacMillan, Simon & Schuster, Hachette, les trois autres "Big Six", elles refusent pour l'instant le prêt aux bibliothèques.

LES AGRÉGATEURS JOUENT LES MÉDIATEURS

La rencontre, à la fin de janvier, entre les représentants de l'American Library Association (ALA) et ceux des principaux éditeurs américains n'a rien changé aux positions de chacun. Au moins a-t-elle permis une meilleure connaissance mutuelle. "Les éditeurs pensaient que nous prêtions à n'importe qui, potentiellement dans le monde entier, sans aucun contrôle, relève Molly Raphael, présidente de l'ALA. Nous leur avons expliqué que dans chaque établissement, l'accès est limité aux détenteurs de la carte de la bibliothèque. » Entre les éditeurs et les bibliothécaires, les agrégateurs jouent les médiateurs. OverDrive prévoit ainsi de fournir des statistiques de consultation aux éditeurs afin que ces derniers connaissent mieux les lecteurs. 3M, qui a mis en place son offre d'ebooks pour les bibliothèques fin 2011, se targue d'avoir déjà convaincu 56 % des principales maisons américaines, dont Random House et HarperCollins, et de rassembler dans son "nuage" 120 000 titres. "En ces temps de crise, tout revenu est bon à prendre pour les éditeurs. Il faut juste les convaincre de l'intérêt de traiter avec les bibliothèques », témoigne Matt C. Tempelis, directeur du programme "Cloud Library Global Business" de 3M.

Aujourd'hui, 72 % des bibliothèques américaines prêtent des livres numériques et, selon les statistiques d'OverDrive, le nombre d'emprunts d'ebooks est passé de 15 millions en 2010 à 35 millions en 2011, soit une hausse de 133 % ! Cet essor se fait-il au détriment de "l'écosystème émergent de l'ebook", comme le craint le directeur des ventes de HarperCollins ? Non, répondent (bien sûr) les bibliothécaires. Une récente enquête du Library Journal montre par exemple que 50 % des usagers achètent un livre d'un auteur qu'ils ont découvert en bibliothèque. Dans le réseau des bibliothèques du comté de Douglas, qui a mis en place un programme d'ebooks innovant, entre le 1er et le 23 janvier dernier, 10 000 usagers ont cliqué sur le lien "acheter maintenant", accessible depuis le catalogue de la bibliothèque. Ce qui fait dire à Monique Sendze, la responsable du programme : "Je ne pense pas qu'en prêtant des ebooks à nos usagers nous retirons de l'argent de la poche des éditeurs. Nous sommes vraiment un canal de marketing pour eux. »

Très audacieuse est par ailleurs l'offre présentée par le Britannique Tim Coates lors du congrès d'hiver de l'American Library Association : il propose aux bibliothèques de créer un lien depuis la page d'accueil de leur site Internet vers sa plateforme Bilbary où les usagers pourraient acheter les ebooks proposés par l'agrégateur. En échange, les bibliothèques percevraient un pourcentage de la vente. Ce système, proche de la rémunération "au clic" pratiquée par certains sites Internet, n'a cependant pas convaincu pour l'instant les bibliothécaires, peu désireux de donner un rôle marchand à leur établissement.


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