On pense à Rabaté pour la technique, à l’Espagnol Prado pour les personnages tordus, marqués. Jorj A. Mhaya, c’est d’abord un dessin au lavis, un style photographique, surréel, et l’ambiance de fin du monde qui va avec. Peintre et dessinateur, l’auteur libanais excelle dans la mise en place des ombres et des reflets, la composition des clairs-obscurs. Il capte la lumière qu’il dispose en halos.
Aussi déroutant soit-il, le scénario est à la hauteur. Jorj A. Mhaya, né pendant la guerre civile, dans les années 1970, imagine dans ce premier album étonnant de maîtrise une fable fantastique. Alors que Farid Tawill rentre du bureau comme chaque soir, il s’aperçoit que son immeuble a disparu, et avec lui sa femme et ses enfants. L’atmosphère de son quartier n’est plus la même. Il se réfugie chez Emile, un ami d’enfance qu’il n’a pas vu depuis deux ans. Mais lui aussi paraît transformé, et donne peu de crédit au récit de Farid. Il a quitté son épouse pour vivre avec sa copine, Ani, une femme énigmatique qui dégage une sensualité torride à laquelle Farid n’est pas non plus insensible.
Farid Tawill est-il confronté à un véritable bouleversement de son univers ou bascule-t-il dans la folie ? La réponse n’est pas essentielle, les deux propositions ne sont pas antinomiques. Quittant nuitamment l’appartement d’Emile, il entame une traversée hallucinée d’une Beyrouth méconnaissable, hantée par des personnages décalés. Un transsexuel et un mystérieux agitateur communiste côtoient un étonnant et maléfique Batman obèse, une bande hagarde et violente de chasseurs de chiens, et même Jésus, prophète sans disciple reconverti dans la boucherie (sic).
Avec son approche métaphorique, Jorj A. Mhaya campe une ville épuisée, à bout de souffle. Après quarante ans de tensions et de guerre, sa Beyrouth n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle se trouve projetée dans une cinquième dimension, "avoisinant la Terre", comme le signifie le titre de l’album. En tout cas plus totalement accrochée à son socle. F. P.