Je ne me souviens de rien, prévient d'emblée Shalom Auslander. Ni des dates de parution de mes livres aux Etats-Unis, ni de leurs chiffres de ventes. Ce doit être la marijuana, Alzheimer ou, pire, l'Ebola du cerveau !" Quant aux critiques, il avoue n'en lire aucune, pour cause de "faible estime de soi" : "Quand je me remets à écrire, poursuit-il, avoir eu de bonnes critiques, c'est presque pire que des mauvaises. Alors, même si mon éditeur me plume, peu importe, l'ignorance n'a pas de prix !" Le ton est donné, proche de celui de ses livres, un mélange de confidences, d'autodérision, d'humour noir.
Auslander est apparu dans notre paysage littéraire en 2008, avec un livre étonnant et détonant, La lamentation du prépuce, que son éditeur, Belfond, qualifie aujourd'hui de "Mémoires". C'était le récit, désopilant, de son éducation douloureuse dans une famille juive ultraorthodoxe, "aussi fun que les amish, l'humour en moins !"."Hélas, dans Le prépuce, tout était vrai, reconnaît Shalom, mais la distinction entre genres littéraires est plus le fait des éditeurs et des critiques que des écrivains." Ensuite, en 2009, est paru Attention Dieu méchant, un recueil de nouvelles qu'il avait écrites avant et publiées dans différents magazines. "Elevé dans un système de croyances qui m'a trahi, explique l'écrivain, j'en ai cherché un autre, qui me permette d'aller jusqu'au bout de la journée sans me suicider : c'est-à-dire ma nouvelle famille et l'écriture. »
Aujourd'hui, Shalom a quitté New York pour une maison à Woodstock, où il vit avec les siens, sa femme, "juive, mais par hasard", qu'il a épousée très jeune, peintre, sculptrice et auteure de graphic novels, et leurs deux fils. Il ne fait pas ses 42 ans, "parce que la paranoïa, la dépression, c'est bon pour la peau". Et dit mener "une vie normale". Outre ses oeuvres, il écrit encore quelquefois dans la presse, ainsi que des scénarios pour la télévision (pour la série Showtime), et s'est impliqué dans l'adaptation au cinéma de ses livres : La lamentation du prépuce est en projet, L'espoir, cette tragédie, lui, va être tourné.
Publié l'année dernière aux Etats-Unis chez Riverhead, un label du groupe Penguin, par l'entremise de son éditeur de toujours Gedt Kloski, à qui il avait envoyé ses premières histoires, L'espoir, cette tragédie est le premier vrai roman de Shalom Auslander. L'histoire de Solomon Kugel, de sa femme Bree et leur fils Jonas, venus s'installer à Stockton, dans l'Etat de New York, dans une ancienne ferme. Solomon y accueille également sa mère, une femme épouvantable qui l'a élevé dans le pathos et l'évocation permanente de la Shoah, alors que, Juive américaine de la cinquième génération, elle est née à Brooklyn après la guerre ! Elle pousse l'indécence jusqu'à s'être fait tatouer sur le poignet un faux matricule de déporté. Mais Solomon a d'autres soucis : alors qu'un pyromane incendie plusieurs fermes des environs, il découvre par hasard, dans son grenier, une très vieille et très malodorante momie, tyrannique elle aussi, qui lui avoue n'être autre qu'Anne Frank. Elle vit là depuis des lustres, en attendant d'avoir terminé un nouveau livre. Solomon n'ose parler à personne de cette encombrante pensionnaire, et essaie de la gérer de son mieux...
Comme ses livres précédents, L'espoir, cette tragédie a dû faire grincer pas mal de dents dans la communauté juive américaine. Se moquer d'Anne Frank, icône absolue, est tout sauf anodin. Shalom Auslander, lui, non seulement n'a pas lu les critiques, mais n'en a cure.
Iconoclaste.
"Mon objectif, dit-il, c'est d'être moi-même, d'écrire sur l'espoir. Je n'ai jamais choisi de provoquer. La provocation est dans l'oeil de celui qui regarde. Anne Frank est un personnage qui est venu m'aider dans cette affaire, mais son nom n'apparaît pas dans le titre. Je n'ai pas voulu écrire Le journal d'Anne Frankenstein. Mais il fallait que ce soit elle, et non pas une quelconque Marilyn Monroe, qui ne représente rien pour moi."
Quand paraîtront ces lignes, Shalom Auslander sera rentré chez lui. L'écrivain iconoclaste qui adorerait "être athée", qui n'aime pas voyager même s'il accompagne la publication de ses livres là où on l'invite, un peu partout - mais pas en Israël -, doit être en train de travailler à son prochain livre, sans rien planifier par avance. Peut-être "un roman dont le héros ne serait pas juif", ou "une pièce sur les cannibales contemporains". Tout en écoutant en boucle dans son iPhone de la brown noise, une espèce de non-musique : "C'est presque aussi bien que d'être sourd !"
L'espoir, cette tragédie, Shalom Auslander, trad. de l'américain par Bernard Cohen, Belfond, ISBN : 978-2-7144-5302-0. Sortie : 10 janvier.