Quand, en 2001, les talibans détruisent les grands Bouddhas de la vallée de Bamiyan, ils ne faisaient qu’appliquer avec une littéralité sauvage l’interdiction de représenter toute figure humaine telle que prescrite dans la doctrine islamique. Cette prohibition de l’image est elle-même héritée de la Bible, où l’homme étant créé à l’image de Dieu il lui est proscrit de produire une quelconque image ou sculpture des créatures - de faire des idoles.
Dans L’appel des images, Catherine Chalier mène une réflexion profonde autour de l’image dans un monde contemporain qui en est saturé. Comment repenser cette notion lorsque celle-ci subit une double pression : d’une part, la constante manipulation au service des idéologies (la publicité ubiquitaire de notre société de consommation hyper visuelle, la propagande de l’islam radical à travers des vidéos obscènes de violence) ; de l’autre, l’inflation débridée d’un narcissisme mortifère (flux de photos personnelles et de selfies postés sur Instagram et autres applications de "partage" d’images) ? A rebours de la tendance - puisque nous vivons "par temps de vénération orgueilleuse d’une immanence soustraite à toute quête de la transcendance, sous prétexte que celle-ci ne ferait signe que vers d’illusoires ou maléfiques arrière-mondes" -, la philosophe, proche d’Emmanuel Levinas, elle, fait le choix de l’infini.
Ainsi Catherine Chalier revient-elle sur l’iconoclasme hébraïque. Elle explique l’aversion des juifs pour le culte des images : toute fixation du souffle créateur est impie car elle conduirait forcément à l’idolâtrie. La pétrification en "veau d’or" fait qu’on confond l’être avec l’avoir. Tselem, l’un des vocables qui traduit "image" dans la Bible, ne peut être reproduite car "tselem suggère l’existence d’un lien particulier de la créature humaine, masculine et féminine, à son Créateur : elle se trouve placée à son ombre (bétsel), ou bien encore l’ombre de ce Créateur l’habite et l’éclaire."
L’image est fallacieuse, quand elle ne se réduirait qu’à ce qu’elle représente, si elle prétend avoir capturé l’être du sujet figuré, si elle se croit pure présence. Or lorsqu’elle admet qu’elle manque ce quelque chose de l’être qui fuit à jamais, si elle est cette brèche laissant entrevoir cette "ombre de Dieu" qui en chacun habite, elle remplit sa fonction d’image. Sa vraie force tient au fait qu’elle préserve le rapport à l’infini, comme dans la peinture de Rothko, dont "la couleur propage une lumière qui emporte la sensibilité et l’esprit", où "seule demeure en effet l’appel de la lumière qui fragilise les certitudes et leur font perdre toute importance". Aussi cet Appel des images est-il bien une apologie de l’image, mais d’une image faite autant de présence que d’absence, car c’est "la relation à l’invisible ou encore à l’absence qui donne tout son sens à une image digne de ce nom". Sean J. Rose