Livres Hebdo - Comment est née l’idée de ce dictionnaire ?
Isabelle Nières-Chevrel - Nous avions, chacun de notre côté, l’envie d’un outil de référence, ample et solide. Les tentatives précédentes d’une histoire de la littérature pour la jeunesse avaient échoué et un seul volume a vu le jour, Librairie de jeunesse et littérature industrielle au XIXe siècle, de Francis Marcoin, paru en 2006 chez Champion. Le Guide de littérature pour la jeunesse de Marc Soriano (conçu en 1959 et réédité en 1974) a vieilli, et le Dictionnaire des écrivains français pour la jeunesse de Nic Diament, à L’Ecole des loisirs, qui couvre la période très large de 1914 à 1991, est très sélectif. Parallèlement, la recherche s’est tellement renouvelée depuis trente ans qu’il fallait proposer quelque chose. J’en ai parlé à Jean en 2001, qui m’a suggéré d’unir nos forces.
Jean Perrot - Nous sommes très en retard sur les Anglo-Saxons. Nous rêvions d’un équivalent de l’allemand Lexikon der Kinder-und Jugendliteratur, du britannique Oxford companion to children’s literature, ou des quatre volumes de l’Oxford Encyclopedia of children’s literature.
Comment s’est passée votre collaboration ? Vous êtes-vous réparti des domaines ?
Jean Perrot - Nous sommes tous les deux comparatistes. Isabelle a fait sa thèse sur Lewis Caroll, et moi sur Henry James. Isabelle est spécialiste du XVIIIe siècle et mon domaine d’étude est plutôt l’illustration et l’album contemporains.
Isabelle Nières-Chevrel - Nous sommes l’eau et le feu. Nous ne nous ressemblons pas du tout, nous n’avons pas les mêmes centres d’intérêt, ni la même façon de travailler ou d’écrire, mais nous nous complétons. Je savais que j’insisterais plus sur le creuset historique et que Jean connaissait mieux la littérature contemporaine.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Jean Perrot - Le travail préparatoire - repérer les entrées, réfléchir à la longueur et au type de notices que nous voulions - a été long. Les auteurs et illustrateurs représentent près de 80 % de l’ensemble, mais nous avons inclus les éditeurs et les collections qui ont compté. Nous avons aussi voulu traiter des thèmes transversaux, comme l’imaginaire du jeu, les abécédaires, la typologie des romans, les prix littéraires… Il a fallu ensuite trouver les auteurs pour rédiger les notices.
Isabelle Nières-Chevrel - Choisir est un processus horrible. Pour les contemporains, quand s’arrête-t-on ? Met-on Marie Colmont, qui a travaillé pendant l’entre-deux-guerres pour le Père Castor ? Et Guillot, sur lequel il n’y a pas d’étude ? Et les romanciers liés à la période de la France coloniale ? Autant de problèmes qu’il a fallu résoudre. Nous nous trouvions devant une contradiction : le chercheur a tendance à choisir ceux qui comptent du point de vue de l’adulte cultivé qui a une idée de la littérature pour la jeunesse. Mais Matthieu Letourneux nous a conseillé de faire une place à Martine, à Caroline et à toute cette production populaire dont une partie est tombée dans l’oubli. Nous avons aussi traité des origines de la presse et de la bande dessinée pour les jeunes, et quelques incontournables comme Hergé et Goscinny… Sans aller au-delà, car il existe de nombreux dictionnaires sur la BD.
Avez-vous fait des trouvailles ?
Isabelle Nières-Chevrel - Le dictionnaire a permis d’aller au-delà de nos connaissances, de nous plonger dans les rayonnages de la Bibliothèque nationale. Je me suis intéressée au XIXe siècle, aux robinsonnades, et aux albums, la spécialité de Jean. L’album est fascinant : c’est la forme fictionnelle la plus riche que produit le livre pour la jeunesse, avec la particularité de s’adresser à un enfant qui n’a pas encore accès au langage. Par ailleurs, Jean Macé, Laure Surville (la sœur de Balzac) ont été de belles rencontres. Le but d’un dictionnaire est, autant pour le rédacteur que pour le lecteur, d’inciter à aller voir ailleurs et donner envie de faire des découvertes.
Jean Perrot - L’auteur qui m’enchante, c’est George Sand. Elle a été très lue jusqu’en 1938, puis a disparu pour revenir en 1985. Pour Isabelle, c’est la comtesse de Ségur : elles ont toutes deux leur place dans le dictionnaire. J’ai aussi été passionné par Charles Nodier, par Thérèse Bentzon (1840-1907), une femme formidable qui dénonce « la littérature pour jeunes filles » de son époque, et par Carlo Collodi, l’auteur de Pinocchio.
Pour chaque auteur ou illustrateur, nous nous sommes attachés à donner le lieu et la date de naissance (parfois en écrivant directement aux archives de l’état civil), nous avons retrouvé leurs pseudonymes… Sur certains points, nous sommes plus pointus que bien des ouvrages existants.
Avez-vous des regrets, des sujets que vous auriez aimé traiter ?
Isabelle Nières-Chevrel - Pour la partie historique, les choses se sont imposées car nous avions des prédécesseurs sur lesquels s’appuyer. Pour le reste, nous avons croisé nos sources et fait appel à des spécialistes pour vérifier l’information, afin de ne pas se limiter à ce qu’on connaissait ou de ne pas reprendre la doxa. Le dictionnaire donne une légitimité aux sujets traités : nous nous devions de rester vigilants.
Au final, comment voyez-vous l’évolution de la littérature de jeunesse ?
Isabelle Nières-Chevrel - La littérature pour la jeunesse est une contradiction. D’un côté, elle n’a pas évolué et reste engluée dans son péché originel : l’idée qu’il faut éduquer les gosses. D’un autre côté, elle a évolué en multipliant les lectorats possibles. Il y a de fortes chances que le numérique la bouscule encore et la modifie de façon considérable.
Jean Perrot - Les bibliothécaires, les enseignants et les municipalités s’impliquent désormais dans la littérature pour la jeunesse, et la sensibilisation des adultes au genre a beaucoup changé. Un festival comme celui d’Eaubonne, où viennent les familles modestes, a des conséquences sur le choix des livres à la bibliothèque.
A l’heure du numérique, un dictionnaire de 1 000 pages est-il toujours d’actualité ?
Jean Perrot - Internet permet de faire des mises à jour régulières, mais une question majeure se pose : qui procède à cette mise à jour et qui contrôle ? Le Net est une source potentielle d’erreurs : seul un spécialiste qui connaît le sujet peut les repérer. Par ailleurs, le propre d’un dictionnaire n’est pas de courir après l’actualité. Il faut savoir s’arrêter à un moment donné, admettre qu’on ne connaît pas tout et qu’on ne pourra pas tout embrasser. <
Dictionnaire du livre de jeunesse, sous la direction de Isabelle Nières-Chevrel et Jean Perrot, et la responsabilité scientifique de Claude Ganiayre, Michel Manson, Isabelle Nières-Chevrel, Jean Perrot et Annie Renonciat, éditions du Cercle de la librairie, ISBN 978-2-7654-1401-8, 89 euros, paru le 23 août.