Dans les entrailles de l'Emerald Court, un quadrilatère de quatre étages au 70 de la rue Joseph-II à Bruxelles, les agents de la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne mûrissent une décision qui pourrait favoriser l'emprise d'Amazon sur le marché des ebooks de langue anglaise vendus en Europe. Ils soupçonnent HarperCollins, Macmillan, Simon & Schuster, Penguin et la branche américaine d'Hachette Livre de s'être "livrés, probablement avec l'aide d'Apple, à des pratiques anticoncurrentielles affectant la vente de livres électroniques dans l'Espace économique européen", selon le communiqué annonçant l'ouverture de l'enquête, le 6 décembre dernier. Dirigés par Cecilio Madero Villarejo, un Espagnol qui travaille depuis vingt-cinq ans à Bruxelles au démantèlement des monopoles et des cartels, les fonctionnaires de la division antitrust visent les contrats de mandat (ou d'agence, dans la terminologie anglaise) que ces éditeurs ont fait signer en 2010 à tous les revendeurs de livres numériques, dont Amazon. C'est donc avec une certaine inquiétude que les éditeurs européens attendent cette communication imminente.
DES PROCÉDURES SUSCITÉES PAR AMAZON ?
Ces contrats avaient bien pour objectif d'empêcher le géant américain de poursuivre sa guerre des prix dans le marché numérique, qui anéantirait par ricochet toute l'organisation du livre papier. De fait, si la DG Concurrence soupçonne les éditeurs d'entente, ceux-ci sont pour leur part certains que ces procédures leur viennent du cybermarchand américain. Attaqués en même temps et sur les mêmes soupçons aux Etats-Unis, trois des groupes mis en cause (Hachette, HarperCollins et Simon & Schuster) ont accepté l'arrangement du ministère de la Justice (1). L'accord reste à valider par un jugement, dont le calendrier s'étalera jusqu'à l'été 2012.
EN CASSANT LES PRIX
A Bruxelles, la Commission a aussi reçu "des propositions de possibles engagements" de la part d'Apple, et de Simon & Schuster, HarperCollins, Hachette Livre et Holtzbrinck (maison mère de Macmillan), a déclaré Joaquin Almunia, commissaire de la DG Concurrence. Penguin n'a rien concédé. Le commissaire européen a ajouté que ces propositions sont maintenant "testées avec des tierces parties pour vérifier si elles sont suffisantes pour préserver la concurrence". Le service de presse de la DG indique simplement que les discussions sont en cours pour aboutir à "une concurrence saine sur le marché, en prenant tous les éléments en compte ».
On peut parier qu'Amazon est sur la liste de ces "tierces parties". Pour ce groupe qui ne conçoit son développement qu'en cassant les prix, le numérique est encore plus vital que le livre papier. Alors qu'il lui a fallu quinze ans pour prendre environ 20 % du marché du livre papier aux Etats-Unis en 2010, selon des estimations fondées sur les chiffres du bureau américain des statistiques, il n'a mis que trois ans pour contrôler 90 % des ventes d'ebooks cette même année 2010, selon les éditeurs mis en cause par les autorités américaines et européennes. Entre-temps, l'emprise de ce leader hégémonique s'est desserrée, précisément en raison de l'égalité des prix qui lui a été imposée.
Même si elle apparaît bien terne par rapport à l'iPad, la liseuse Kindle constitue un redoutable défi pour les libraires, car elle séduit d'abord de gros lecteurs, captifs une fois qu'ils ont cette machine. Ils achètent 70 % de livres en plus, clame Jeff Bezos, P-DG d'Amazon. Leur budget en librairie s'est probablement effondré.
A UNE VITESSE FOUDROYANTE
En cassant les prix des best-sellers à 9,99 dollars, contre 25 à 35 dollars dans leur version reliée en première édition, et en ajoutant un système de contrôle de droits (DRM) propre à son Kindle, Amazon s'est constitué à une vitesse foudroyante un vrai marché fermé et exclusif. Il est en effet impossible de lire sur une autre liseuse des ebooks achetés sur Amazon, comme il est impossible de lire sur le Kindle des livres numériques téléchargés sur un autre site. "Sauf s'il s'agit de fichiers au format Mobipocket, et sans DRM ", répète depuis plusieurs mois Xavier Cazin, fondateur de la plateforme de distribution Immateriel.fr, qui désespère de se faire entendre des éditeurs. La lecture des ebooks d'Amazon sur iPad, iPhone, Mac, smartphone ou tablette Android, PC, BlackBerry (et même WebOs/Palm !) est certes possible, mais via une application spécialement créée par Amazon, pour que ses clients ne perçoivent pas la contrainte dans laquelle ils sont enfermés.
En France, où le marché du livre téléchargé restait inférieur à 1 % en 2011, le Kindle ne bouscule encore personne, mais il n'est disponible ici que depuis six mois. Le deuxième modèle, Kindle Touch, à écran tactile, est livré depuis trois semaines seulement. Il faut reconnaître que c'est un des meilleurs appareils de cette catégorie, avec le Reader de Sony. Si la réactivité de l'écran du Kobo est plus ou moins équivalente, la recherche de livres et la gestion des métadonnées est bien plus médiocre. La Fnac qui le diffuse vient d'ailleurs de baisser son prix à 99 euros (- 23 %), face aux 129 euros du Kindle Touch avec Wi-Fi, et 189 euros avec une puce 3G. Le Cybook Odyssey est de bonne qualité, mais il est aussi plus cher, à 150 euros, et Bookeen son concepteur ne joue pas dans la même division que le leader.
Selon les rares indications que veulent bien donner les éditeurs, les ventes de livres numériques via Amazon ont bien décollé mais n'ont nullement atteint la position de quasi-monopole qui caractérisait le marché américain en 2010. L'édition ayant gardé le contrôle de ses prix, via des contrats de mandat, toutes les libraires numériques jouent à armes égales sur ce point et la conquête du marché repose sur les qualités du matériel, les investissements publicitaires, l'ergonomie de tri des métadonnées, la richesse des contenus - 62 000 titres disponibles en français. Comme les prix, l'offre est identique chez tous les libraires numériques en ce qui concerne les nouveautés et le fonds des principaux groupes d'édition. En revanche, le site américain bénéficie de sa dimension d'entreprise mondialisée, en disposant d'une offre inégalée en langues étrangères : un million de titres en anglais, 100 000 en allemand, 36 000 en espagnol et 5 000 en portugais.
Les contrats de mandat d'Albin Michel, Flammarion, Gallimard, Hachette Livre et La Martinière-Le Seuil se trouvent toutefois sous la menace de l'opération lancée en mars 2011, toujours par la DG Concurrence mais en France uniquement cette fois. A ce stade, il ne s'agit que de l'équivalent d'une descente de police : si les documents ramassés par les inspecteurs européens ne révèlent rien de répréhensible, l'affaire en restera là, sans ouverture d'une procédure similaire à celle annoncée en décembre dernier. Contrairement aux Etats-Unis, les éditeurs français n'ont pas imposé du jour au lendemain leurs contrats de mandat. Ils ont même longuement négocié et discuté, notamment dans l'espoir que l'initiative des libraires indépendants (1001libraires.com) finisse par voir le jour.
Pour préserver l'équilibre actuel des forces parmi leurs revendeurs, les éditeurs disposent désormais de la loi sur le prix du livre numérique, promulguée il y a tout juste un an, qu'ils n'utilisent pas encore. Mais elle aussi se trouve sous la menace d'un questionnement de la Commission européenne, "toujours en cours", indique le service de presse de la DG Concurrence. Bruxelles discute la portée extraterritoriale de la loi, qui veut s'appliquer aux entreprises situées à l'étranger mais vendant en France. Où on retrouve Amazon, dont la branche commerciale est installée au Luxembourg, littéralement encombré de succursales numériques, avec Apple, Sony et Kobo.
MÉFIANCE CULTURELLE
Le site de commerce compte donc sur ces enquêtes pour déverrouiller un marché français très régulé, mais aussi difficile à pénétrer en raison d'une méfiance culturelle, quasi épidermique, de la profession et d'une partie des consommateurs à l'encontre de l'intrus américain. En attendant, Amazon bénéficie néanmoins de la grande faiblesse de ses concurrents. La Fnac n'a plus les moyens d'investir de façon significative et a dû chercher le renfort de Kobo, les libraires indépendants ne se sortent pas de leur projet commun, les propositions de coopération de Google ont tourné court avant même de démarrer. Chapitre.com fait de la figuration avec ses liseuses Oyo et Trekstor. Le projet d'Orange ne démarrera pas avant l'an prochain. Decitre vient tout juste de présenter son "ebook alternative" avec Cultura, qui demandera encore de nombreux développements. Apple ne consent qu'un effort minimal pour le marché français et a de toute façon rejeté les libraires de son App Store.
Même tenu en laisse par une loi et des contrats, Amazon dispose donc de quoi occuper le terrain avec sa machine à lire, dont il veut faire le seul lien entre l'auteur, cajolé avec la promesse de reversement de 70 % de ses droits, et le lecteur, attiré par ces livres autoédités à très bas prix. Pour le moment, ces expériences ne sont encore qu'anecdotiques par rapport aux Etats-Unis. Mais s'il est libéré de toutes contraintes, l'appétit apparemment sans limites de ce "libraire" fait redouter une déstabilisation du marché, dont les premières victimes seront les libraires traditionnels et que les éditeurs paieront en marges arrachées sans ménagement. Hachette, dont la filiale britannique s'était opposée aux demandes incessantes de hausse de taux de remise, en sait quelque chose.
(1) Voir LH 906 du 20.04.2012, p. 12-14.
Payer des impôts ? Et quoi encore ?
Au comptoir de n'importe quel bar en France, Jeff Bezos trouverait un sujet de conversation facile avec les autochtones : la bonne combine pour ne pas payer d'impôt. Il aurait de quoi tenir la discussion pendant plusieurs tournées car le patron d'Amazon fait les choses en grand. Avec l'aide du Luxembourg, véritable trou noir fiscal de l'Union européenne, il évapore tout ce qu'il gagne sur le Vieux Continent. Amazon EU SARL, la société qui encaisse toutes les transactions réglées par les clients d'Amazon.fr, .uk, .de, .es, etc., déclare 7,5 milliards d'euros de recettes en 2010, selon le dernier bilan disponible, cité par notre confrère The Bookseller.
Ce bilan est d'ailleurs moins détaillé que celui d'une boucherie-charcuterie de quartier. Une seule ligne intitulée "autres charges externes" pompe 7,4 milliards d'euros. Des salaires et autres menus frais absorbent encore quelques millions d'euros, pour ne laisser que 14,38 millions d'euros de bénéfices, sur lesquels sont réglés 5,47 millions d'euros d'impôts, soit un taux de 38 % qui n'a rien d'avantageux.
LES PROFITS POUR LA MAISON MÈRE
En fait, les profits sont absorbés par la maison mère, Amazon Europe Holding Technologie, qui n'est pas tenue de publier des comptes consolidés. Celle-ci déclare 440 millions d'euros de bénéfice, et aucun impôt. Elle est elle-même filiale d'ACI Holdings, société britannique installée à Gibraltar (autre paradis fiscal), absorbée par Amazon Holding International Sales, basée au Delaware - encore un paradis fiscal, américain celui-là.
Les filiales françaises d'Amazon ne sont que des prestataires de services (merchandising, relations fournisseurs, logistique). Elles emploient environ 1 000 personnes, ont déclaré l'an dernier 104 millions d'euros de chiffre d'affaires et 9,3 millions de bénéfice, sur lesquels elles ont acquitté 4,9 millions impôts.
C'est insuffisant aux yeux du fisc français, qui soupçonne une embrouille. Amazon aurait réalisé plus de 900 millions d'euros de chiffre d'affaires au départ de France, selon une enquête commandée par le Sénat à propos de l'évasion fiscale pratiquée par ces multinationales de l'Internet. Les contrôleurs des impôts britanniques et allemands, et même luxembourgeois, pourtant réputés très compréhensifs, épluchent aussi la comptabilité des multiples filiales européennes. En fait, Amazon a mis sur les dents les contrôleurs de presque tous les Etats où le groupe est implanté, comme il le reconnaît dans un interminable paragraphe de petites notes publiées à la fin de ses bilans. The Bookseller a déniché une déclaration récente déposée à la SEC (gendarme de la Bourse aux Etats-Unis) dans laquelle Amazon indique que le fisc fédéral lui réclame 1,5 milliard de dollars d'arriérés d'impôts sur les années 2006 à 2011. Le groupe conteste "vigoureusement » ce redressement. Plusieurs Etats américains s'empoignent aussi avec le site marchand à propos des taxes sur les ventes. En Europe, la TVA sur les produits physiques ne pose pas de problème légal : Amazon EU la prélève, et reverse ce qui revient à la France. Pour le numérique, c'est le Luxembourg qui a pris des libertés avec la réglementation européenne en passant au prix réduit, comme la France d'ailleurs.