Vous publiez deux livres ces jours-ci et avez été prolifique ces dernières années. Pourtant, vous n'avez commencé à publier que tardivement, avec L'art français de la guerre. Comment vous est venu le déclic ?
L'art français de la guerre est mon premier roman publié à 49 ans. Mais pendant vingt ans, j'avais envoyé des romans à des éditeurs qui n'en voulaient pas. Le premier envoi date de 1991. Vers 2005, je me suis dit que je n'étais pas doué, mais tant pis, comme j'aime écrire, je continue. Ça m'a libéré. D'autant qu'avant je voulais être un écrivain contemporain : je faisais un peu le malin, croyant m'inscrire dans la littérature d'avant-garde... Là, j'ai voulu écrire une histoire avec des gens à qui il arrive des aventures. J'ai imaginé des types qui courent dans les bois et qui se tirent dessus - un truc un peu enfantin - et j'ai essayé dans le même temps de réfléchir sur le monde dans lequel on est. C'est comme ça que j'ai écrit L'art français de la guerre, tout seul dans mon coin pendant cinq ans.
Et pourquoi n'avoir pas poursuivi dans cette veine d'une réflexion fictionnalisée qui vous a valu le prix Goncourt dès votre premier livre ?
Un livre, ce n'est pas prémédité. À un moment, un sujet m'attrape. La conquête des îles de la Terre Ferme, par exemple, mon roman sur les conquistadors, fait écho à l'histoire de Cortés que je lisais quand j'étais gamin. J'avais envie d'un roman de cape et d'épée, d'un récit grand spectacle... Féroces infirmes est sur mon père, mais je ne tenais pas à faire une biographie, je me suis inspiré d'éléments de ma relation à lui que j'ai remixés par la suite. Chaque fois, il y a un intérêt, comme une étincelle qui génère l'écriture. J'ai été chroniqueur pour La Croix, toutes les semaines pendant trois ans. Pour une chronique, je me disais toujours : c'est très simple, il faut une idée vague et une première phrase. En vérité, pour un roman ce n'est guère différent. Après un premier élan, les choses surgissent au fur et à mesure qu'on écrit, comme une photographie. Je n'ai jamais une idée précise de l'intrigue que je vais raconter. En revanche, je sais quelle ambiance, quelle tonalité vont s'en dégager, il faut quelques premières phrases, des premières pages... Même les personnages se construisent au fil de la plume. Dans Féroces infirmes, je me réveille d'une sieste et ces mots m'apparaissent : « Je ne voudrais pas que mon père atteigne 80 ans »... Ça a été la première phrase autour de laquelle le reste allait se dérouler, je ne savais rien de ce livre sur un appelé, sur la fin de l'Algérie française, du naufrage de l'aventure coloniale... Puis a surgi ce personnage du père. Également, le conflit permanent entre le narrateur et ce dernier...
Agrégé de biologie, vous avez une formation scientifique mais vous êtes un polymathe, un vrai curieux de tout, aussi bien versé dans les sciences que la littérature, la nature, l'art, la foi... Et maintenant la photo. Qu'est-ce qui vous a porté vers l'œuvre de Robert Capa ?
L'éditrice qui a apporté le projet, Anne-Sophie Jouanneau, était en lien avec l'agence Magnum. Ensemble, ils ont imaginé de faire un livre sur Capa et les photos qu'il a faites pendant la Seconde Guerre mondiale. Anne-Sophie qui avait déjà été mon éditrice a tout de suite pensé à moi. Le projet m'a immédiatement enthousiasmé. Je ne considère pas qu'il s'agisse d'une commande car il se trouve que j'aimais beaucoup Capa, je connaissais bien ses images. Il y a dans ce livre tous mes dadas comme me l'a fait remarquer ma compagne : la photo, la guerre, le reportage, la fiction, le récit... Et une vie d'homme hors norme. Pour le livre, je me suis donc rendu aux archives de Magnum. Là, ils me sortent les planches-contacts de Capa, avec, entourée en rouge, la photo qu'on connaît, celle qui a été publiée, et à côté celles qui ont été prises un peu avant, un peu après, de travers... tout tient à un détail. Celle qui est choisie est exactement la bonne, c'est magique de voir ça - Capa en train de penser. Il a un sujet, il tourne autour et puis il prend celle qui tombe juste pour le sujet qu'il avait en tête. Je suis admiratif de cette justesse. J'ai aussi beaucoup de sympathie pour le personnage, complètement romanesque, ce juif hongrois né Endre Friedmann qui change de nom et s'invente une vie, un métier de photoreporter. C'était un type extrêmement drôle, un joyeux compagnon, j'aurais aimé boire des canons avec lui, ç'aurait duré toute la nuit (rires)... C'est le mélange des deux qui me plaît, l'homme et l'œuvre, cet art incomparable : il saisit la réalité et c'était comme si chaque cliché était un photogramme d'un chef-d'œuvre hollywoodien. Une mise en scène éphémère avec des personnages, un récit. Et tout ça attrapé au vol. Toutes ces photos, on a envie de faire le roman de chacune. C'est pour cela qu'il est passionnant.
L'autre ouvrage qui paraît est une manière de biographie de Francis Hallé et reflète votre autre passion : les arbres, le vivant...
Ce livre s'inscrit dans la continuité de J'aurais pu devenir millionnaire, j'ai choisi d'être vagabond sur John Muir, naturaliste et poète américain de la fin du XIXe siècle, qui a beaucoup écrit sur la nature. L'un des fondateurs du nature writing, il a passé son temps à se promener, il avait une passion pour les arbres et militait pour la création de parcs nationaux. En travaillant sur lui, je suis tombé en amitié avec ce pionnier de l'écologie, j'ai lu ses écrits et également ce qui était écrit sur lui. Il est célèbre aux États-Unis mais très peu connu en France (où, dans cette veine, c'est plutôt Thoreau qu'on connaît). J'ai voulu raconter sa vie qui était extraordinaire et ç'a été pour moi une occasion de parler de la forêt, des arbres, de me promener. Cette biographie de Muir a été le premier pas pour relier la nature et le roman... Quand je faisais des études de sciences, je trouvais que la matière manquait un peu de romanesque et quand j'écrivais de la fiction, je trouvais qu'il n'y avait pas assez de nature. Avec John Muir, j'ai réussi à combiner les deux. Tout en travaillant à ce projet, je me demandais qui de contemporain pourrait être du même ordre que Muir. Un nom s'est imposé comme une évidence : Francis Hallé.
Francis Hallé que vous avez d'abord rencontré en dessin...
Oui, j'avais 30 ans à l'époque, j'étais prof de biologie à Lyon, je passais ma pause déjeuner à lire de la BD à la Fnac - j'ai toujours aimé la BD. Un jour, je suis tombé sur l'album de Jean-Louis Tripp La croisière verte qui met en scène le « radeau des cimes », sorte de laboratoire volant imaginé par un botaniste nommé Francis Hallé et qui permet l'exploration de la canopée de la forêt tropicale. Quelque temps plus tard, un de mes collègues qui organisait des conférences dans mon établissement me demande si ça serait intéressant de faire intervenir Francis Hallé à notre école. « Et comment ! », je lui réponds. C'est à cette occasion que je rencontre Francis Hallé et me mets à lire ses ouvrages.
Vous avez une manière d'écrire qui incarne toujours le sujet même quand il s'agit d'essais, comme récemment Le cerveau qu'est-ce que ça change où vous évoquez votre AVC (Labor et Fides, 2024). Forme et fond sont indissociables, jamais l'écriture n'est sèche.
L'écriture à l'os, sans gras, comme on dit. Sans gras ? Mais les gens mangent quoi ? L'esthétique génère du sens, ce n'est pas une coquille vide. Chez Capa, il y a la forme extrêmement subtile, élaborée, qui raconte des choses profondes sur les gens, ce qui explique l'impact puissant de ses photos. Et chez Hallé, il y a une esthétique graphique - il ne cesse de dessiner les arbres qu'il étudie -, mais une esthétique qui produit de la connaissance. Il a élaboré toute une classification des arbres en fonction de leur architecture, qui est une façon non linnéenne de classer (la taxonomie moderne suit encore la nomenclature binominale du naturaliste suédois du XVIIIe siècle Carl von Linné, ndlr). Ce sont de vraies sciences universitaires, mais à partir d'un sentiment esthétique, à partir du dessin d'observation effectué sur le terrain. Si Capa avait voulu mettre dans ses images un message particulier, ç'aurait été théâtral, trop appuyé. Elles font justement sens parce que son intention première était de faire d'abord une belle photo- bien cadrée, bien équilibrée, et paf !, c'est là qu'arrive le sens : c'est la forme qui emporte le fond.
Un naturaliste sur le toit de la forêt
Paulsen
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 21 € ; 192 p.
ISBN: 9782375023556
Robert Capa. Libérations
Seuil
Tirage: 3 500 ex.
Prix: 39,90 € ; 192 p.
ISBN: 9782021554847