Les fantômes de l'Histoire. Il y a toujours, dans un livre, une phrase qui en résume l'esprit. Celle -d'-Alexandra Saemmer se trouve page 44 : « La mémoire n'a rien à voir avec le passé. » C'est d'ailleurs pour cela qu'il y a des historiens, pour distinguer le ressenti à propos d'une époque, souvent reconstituée, interprétée et parfois idéalisée. C'est aussi pour cette même raison que cette chercheuse en sciences sociales d'origine allemande a entrepris cette enquête dans la généalogie familiale, dans ces fameuses « zones grises ». C'est sa mère qui lui a fourni le déclic, en lui tendant un jour une pochette avec ces mots : « Voilà ton héritage. Prends en soin. » Parmi les documents, un titre de propriété d'une ferme à Auspitz. Sauf que le village n'existe plus. Situé en Moravie du Sud, il faisait partie des territoires sudètes, rattachés en 1938 au IIIe Reich. Aujourd'hui, le lieu s'appelle Hustopeče, en République tchèque.
Alexandra Saemmer entreprend donc de nous rappeler ce que fut l'histoire de cette population germanophone qui vécut dans la Bohême-Moravie d'avant-guerre. Elle veut en savoir plus sur cette grand-mère violée par un soldat russe en 1945, sur ce grand-père enrôlé dans la Wehrmacht qui arbore sur son costume de ville un insigne du parti national-socialiste. À chaque photographie exhumée, l'envie se mêle à la peur de découvrir quelque chose de difficile à digérer. Supprimer le flou, c'est comme enlever sa main de ses yeux face à certaines scènes dans des films d'épouvante. Il faut accepter le choc.
À chaque étape de ce voyage, rythmé par l'album de famille, cette professeure à l'université Paris 8 sent s'accentuer le poids du passé. « J'ai grandi dans une maison hantée. » Chacun pourrait dire cela, sauf qu'ici les fantômes sont bien lourds à porter. Ils renvoient à la violence de guerre, à la violence des hommes en guerre et aux relations entre la minorité sudète et la minorité juive, la première ayant su ce qu'on faisait à la seconde. Au long de ce récit poignant, dans une démarche d'histoire narrative comme celle pratiquée par l'historien Ivan Jablonka, Alexandra Saemmer assume cette part maudite de filiation, celle d'être la nièce d'un homme qui a décidé de disparaître. Vous en saurez plus en visitant ces « zones grises » pour lesquelles elle a consulté des archives et rencontré des survivants. Mais elle a partiellement résolu l'énigme depuis chez elle, derrière son ordinateur, un peu comme le chevalier Dupin dans la nouvelle d'Edgar Allan Poe révèle le mystère de Marie Roget simplement en consultant des coupures de presse. Elle s'est servie de Facebook et d'autres outils numériques pour retrouver des témoins ou visualiser précisément des lieux. À travers cette enquête captivante, elle fait ressurgir un épisode méconnu de l'histoire européenne. Certes, la mémoire n'est pas l'histoire, mais sans mémoire, il n'y a pas d'envie d'histoire. C'est elle qui permet de retrouver la musique du passé pour y distinguer parfois des airs de famille.
Les zones grises. Enquête familiale à la lisière du Troisième Reich
Bayard
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 20,90 €20,90 € ; 304 p.
ISBN: 9782227503038