Voyager avec Montaigne, c'est faire un bout de chemin avec soi-même. Et l'on peut prolonger ce compagnonnage bien au-delà des quatre-vingts jours comme nous y invite Alain Legros, « à sauts et à gambades ». Cet universitaire aujourd'hui retraité a consacré plus de trente ans à l'œuvre de cet auteur inclassable. Il a étudié tous les manuscrits, toutes les éditions et même les sentences en grec et en latin sur les poutres de son bureau-bibliothèque, sentences qu'il a replacées dans l'œuvre. L'ouvrage qu'il propose est donc aussi une sorte de bilan de ses recherches autant qu'une déambulation savante, mais toujours très accessible, avec le constant souci de montrer pourquoi l'auteur des Essais nous parle toujours plus de quatre siècles après sa mort.
Sous la forme de courts articles de quelques pages, Alain Legros propose des escales, car, comme il le dit, « de Montaigne on ne fait pas le tour ». Il s'agit donc plutôt d'un tour avec Montaigne, des petits bouts d'essai sur Les Essais qui « ne sont pas une autobiographie ». Sur vingt ans, Montaigne invente un genre, entre la littérature et la philosophie, une sorte de laboratoire personnel où il tente des expériences sur lui-même, un Frankenstein défiant non pas Dieu mais simplement l'être qu'il est. Alain Legros nous explique combien ces Essais sont une œuvre « sous contrainte » comme chez Perec, une œuvre qui se fixe des bornes, s'impose des devoirs, préférant toujours la modestie au sublime, ajustant sa foi à sa raison, revendiquant sa liberté de « ruminer la vie ». Alors bien sûr il y a ce silence sur la Saint-Barthélemy, mais toute sa philosophie la condamne. « Mon métier et mon art, c'est vivre. » Cette existence et cette réflexion sur cette existence ont été gâchées parfois par la folie des hommes et la rigueur de la mort. « Les Essais sont un livre blessé, et qui le restera. »
La pointe émergée de l'iceberg
Voilà pourquoi Montaigne est toujours aussi populaire. Parce qu'il combine pensée et action. Il philosophe en se mettant en scène, en parlant de lui. En le lisant nous sommes tous un peu La Boétie, un ami auquel il se confie et dont nous pouvons tirer profit. « J'irai autant qu'il y aura d'encre et de papier au monde. » On se souvient en 2013 du succès (214 000 exemplaires selon GfK) d'Un été avec Montaigne (Éditions des Équateurs/France Inter) d'Antoine Compagnon. Aux chroniques du professeur au Collège de France, Alain Legros substitue le fragment, l'incise, la citation commentée.
Au fil des pages, ce Montaigne éparpillé façon puzzle reprend sans cesse sa forme, comme ces images déstructurées qui reviennent toujours à leurs formes originelles. L'œuvre écrite, souligne Alain Legros, n'est que la pointe de l'iceberg de ce qui a été pensé, imaginé ou rêvé. « Ses meilleurs "essais", il déclare les avoir conçus à cheval ! La mémoire lui faisant défaut, ils ont donc été irrémédiablement perdus, emportés par le vent. Telle était la règle du jeu. » Voilà une perspective hardie sur l'homme et sur l'œuvre qui mérite son qualificatif de cavalière.
Montaigne en quatre-vingts jours
Albin Michel
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 21,90 € ; 320 p.
ISBN: 9782226464859