Au dernier étage d'un immeuble du XIVe arrondissement, avec vue sur Montparnasse, son cimetière et la tour Eiffel qui semble à trois pas, l'appartement de Florence Cestac fait l'effet d'un musée. Les murs sont recouverts de tableaux, de planches originales (Enki Bilal, Manu Larcenet...), de sculptures de Jean-Marie Pigeon, dont la Marianne au gros nez, dessinée par Florence Cestac elle-même, et qui n'existe qu'en 12 exemplaires. Dans un haut meuble vitré sont disposés des figurines, des peluches, des jouets ou encore des objets de collection en lien avec la BD ou de multiples inspirations d'animés. Cofondatrice en 1974 des éditions Futuropolis avec son ex-compagnon Étienne Robial, elle nous accueille chez elle, autour de son cactus de Noël, avec Sébastien Gnaedig, directeur de la maison depuis bientôt vingt ans, à la veille des 50 ans des éditions Futuropolis.
Livres Hebdo : Le nom de la maison Futuropolis vient d'une librairie que vous aviez reprise avec Étienne Robial en 1972. C'est là que vous avez vraiment découvert la BD ?
Florence Cestac : On n'était pas spécialistes de bandes dessinées, à l'époque. Aux Beaux-Arts, où j'ai étudié, il n'était jamais question de la bande dessinée. C'était pour les crétins. Avec Étienne Robial, qui avait fait une école de graphisme en Suisse, on a construit notre culture BD lorsque nous avons repris la librairie Futuropolis. Robert Roquemartine l'avait lui-même reprise à Jean Boullet, qui tenait une librairie dans le XIVe arrondissement, où il vendait de la BD et de la science-fiction. C'est devenu le rendez-vous de tous les amateurs de BD, on y a connu les dessinateurs, les cinéastes ; Schmoll (Eddy Mitchell) passait, Johnny aussi... On vendait aux collectionneurs, des titres d'après-guerre principalement, mais pas grand-chose de neuf. Ces ventes nous permettaient de faire de l'édition.
Deux ans après la reprise de la librairie, vous lancez les éditions Futuropolis avec une démarche très indépendante. Vous assumiez toute la chaîne du livre : du dessin à la librairie, en passant par la diffusion, la distribution, la communication...
F. C. : C'était complètement artisanal ! C'était du bricolage complet : on faisait aussi nos photogravures nous-mêmes, on avait acheté un banc de reproduction... tout était expérimental. Et drôle ! On travaillait par exemple avec les banquiers de la BNP du coin, qui ne comprenaient rien à ce que l'on faisait et qui nous regardaient avec un drôle d'air. Pour la maison, je faisais de la livraison, de la photogravure, de la maquette, de la relation presse... On avait aussi du mal à être diffusés, donc on a créé notre propre réseau de diffusion. C'est comme ça que l'on s'est retrouvés à 25 personnes, à tout faire du début à la fin, et qu'on s'est ramassé. On était bons pour l'édition, mais moins pour la gestion.
Il y a cinquante ans, à l'époque de la création de la maison, la BD était un segment de niche alors qu'aujourd'hui, elle est deuxième sur le podium du marché de l'édition. Quel est votre regard sur cette évolution ?
F.C. : À l'époque, on ne pouvait vraiment pas imaginer que ça deviendrait le cas. La bande dessinée était réservée aux enfants, aux ados, ce n'était pas pour les adultes. Ce qui nous importait, c'était de lancer la notion d'auteur. Appeler les livres par les noms de Calvo, Tardi, Mœbius. À cette époque, on achetait plutôt un Tintin, un Bécassine, un Astérix... et nous, on créait la notion d'auteur en BD. On s'est d'ailleurs battus pour ça. C'était aussi l'époque de la revue, comme Pilote, Métal hurlant plus tard, À suivre, L'écho des savanes. C'est intéressant d'observer qu'on a participé à cet essor, à la montée de l'intérêt pour la BD qu'on connaît aujourd'hui.
Sébastien Gnaedig : On parle vraiment de bande dessinée adulte ici, ce qui était alors nouveau. Comme le choix de mettre en avant des auteurs. C'est dans cette période-là que ce type de BD s'est développé, notamment dans la presse.
Vous formiez une sorte d'avant-garde avec Futuropolis ?
F.C. : Étienne Robial avait fait une école de graphisme en Suisse, et a mis sa patte sur l'identité graphique de nos livres. On sortait alors des grands formats, 30 par 40, en noir et blanc, ce qui ne se faisait pas du tout. Les libraires nous disaient qu'on était fous, que ça n'intéresserait personne.
On remarque que la BD était déjà un milieu très masculin. Comment viviez-vous ça à l'époque ?
F.C. : Oui c'était très masculin, mais pas plus misogyne qu'un autre milieu. La question ne se posait pas vraiment, pas comme aujourd'hui.
S.G. : Quand j'ai commencé dans les années 1990, c'était toujours très masculin. Aussi parce la plupart des lecteurs étaient des hommes. Sans doute, moins de dessinatrices ou d'autrices allaient vers la bande dessinée pour cette raison.
F.C. : Quand j'étais petite, on offrait des bandes dessinées à mon frère, mais pas à moi. Je les lui piquais, et c'est comme ça que j'ai pu en lire. Moi, j'avais plutôt le droit de tenir un ménage et de jouer aux poupées.
Et c'est finalement devenu une vocation...
F.C. : J'adorais gribouiller, c'était maladif. Ma mère disait que je dessinais déjà dans ma purée, quand j'étais toute petite. Dès que j'avais trois sous, j'achetais des petits formats dans le kiosque à journaux (Pepito, Tartine Mariol...). Ce sont mes petites madeleines. Je lisais ça en cachette, car c'était très mal vu. Mais j'aimais ça. Maintenant j'ai l'âge de Tartine Mariol, et c'est devenu chic d'avoir une bibliothèque de bande dessinée !
S.G. : On disait bien que les bandes dessinées n'étaient pas des vrais livres ni de la lecture !
Sébastien Gnaedig, vous avez repris la maison en 2004, après dix ans où il n'y a quasiment pas eu d'activité. Comment avez-vous connu cette maison ? Quels ont été les enjeux de la reprise ?
S.G. : J'y avais fait mon stage de fin d'études en 1988, l'année où Gallimard a racheté la maison. Je travaillais sur les derniers titres de la collection « X » et sur les premiers Futuropolis-Gallimard : Le procès-verbal [de J. M. G. Le Clézio] adapté par Baudoin et Le procès, par Götting. La situation de cette maison était très particulière et assez unique. Gallimard a racheté Futuropolis en 1988, Florence, toi, tu es partie chez Dargaud, et Étienne Robial a continué jusqu'en 1994. Le marché avait changé. Le vide qu'a créé Futuropolis quand elle s'est arrêtée avait été rempli par les maisons d'édition indépendantes qui s'étaient construites sur le modèle de Futuropolis, vingt ans auparavant : L'Association, Cornélius, ego comme x, Rackham... Arriver en 2004 pour relancer la maison imposait de créer autre chose. Il me semblait important de se placer plutôt comme une grande maison comme Dupuis ou Dargaud, avec de plus gros moyens, que comme les indépendantes qui s'étaient créées depuis dix ans. Même si ce pas de côté a pu être pris pour une trahison de l'esprit de la première époque.
Parce que vous avez dû redessiner le catalogue Futuropolis ?
S. G. : Quand on m'a proposé la reprise, beaucoup d'auteurs étaient partis dans d'autres maisons. J'ai voulu redémarrer avec des auteurs avec lesquels j'avais envie de travailler. Je suis allé voir 15 auteurs proches et leur ai fait part de cette proposition curieuse, qui allait probablement créer des remous, mais qui permettrait aussi d'ouvrir les formats, d'accompagner ces auteurs autrement. Parmi cette nouvelle génération d'auteurs, il y a Étienne Davodeau, Pascal Rabaté, David B., Nicolas de Crécy, Blutch (Christian Hincker) ... C'est à partir de là qu'on a créé une ligne éditoriale adulte, qui continue aujourd'hui.
C'est cette question du format et de l'audace esthétique qui semble être le fil conducteur des deux périodes de la maison Futuropolis ?
S.G. : L'idée n'était pas de respecter à la lettre l'esprit de Futuropolis, mais de continuer à faire de la bande dessinée adulte, de travailler avec des auteurs dans la durée, et de faire évoluer les formats. À l'époque, dans les grandes maisons, les collections se faisaient beaucoup. Je me suis occupé de « Aire libre » chez Dupuis. C'était une belle collection, mais qui avait toujours le même format et la même pagination. Économiquement, c'est pratique, mais mes auteurs me demandaient de faire évoluer le cadre. Dans les grandes maisons, on ne sortait pas du format « 48 couleur » (qui est celui d'Astérix, de « Poisson Pilote », ou encore du Chat du Rabbin), ni du petit noir et blanc souple, les romans graphiques développés par des maisons comme L'Association. Or la question du format a été très importante pour le Futuropolis de la première époque : il y avait les 30/40 brochés, les formats « Copyright » à l'italienne... toutes sortes de formats. Moi qui ai commencé la BD par la fabrication, ça m'a toujours plu. Donc lors de la reprise, il y avait l'idée de parier sur l'objet, et de sortir des collections.
F. C. : Ce qu'il se passe en bande dessinée en France est unique au monde. C'est le seul pays où l'on en créé autant.
Aujourd'hui, la BD est partout ?
S.G. : Elle vit un âge d'or, justement parce qu'elle s'est complètement réinventée. Quand on voit le nombre de nouveaux champs qu'investit la BD (l'intime, le documentaire, l'adaptation...). Tout ça vient de la créativité en BD adulte, qui s'est dessinée pendant ces années 1970. Et même s'il y a eu une sorte de retour du classicisme dans les années 1980, une nouvelle génération, dans les années 1990, a développé autre chose avec moins de complexe encore, dans un milieu qui avait évolué. Du côté de la librairie, il y a aujourd'hui une association de presque 150 librairies spécialisées, Canal BD, très active, qui est notre premier relai. Travailler avec des spécialistes, qui connaissent les livres face à l'immense offre - on en est à plus de 6 000 BD par an -, c'est précieux. C'est pour ça aussi que toutes les librairies généralistes qui ont pris le parti du conseil et du fonds s'en sortent, même si c'est difficile. Gallimard n'avait pas ça à l'époque.
F.C. : Non, c'est sûr, quand on a été rachetés par Gallimard, les représentants vendaient encore tous les catalogues confondus aux librairies généralistes. La BD ne se vendait plus !
Et pour les 50 ans, ce sont 50 titres qui paraîtront tout au long de l'année ?
S.G : L'an prochain, on en fera un peu plus parce qu'on fait cinq rééditions du fonds historique, dont La guerre des boutons, de Florence. On n'avait jamais fait de commémoration jusque-là, mais c'est important de le faire pour les 50 ans, même s'il s'agit de deux périodes de vingt ans. Un de nos prochains livres, Au pied des étoiles, qui paraîtra en mars, est celui de deux auteurs emblématiques des deux périodes de la maison : Edmond Baudoin, qui revient dans le catalogue après 30 ans, et Emmanuel Lepage, qui incarne la deuxième époque. Ça symbolise cet esprit, la maison et son anniversaire.
Une nouvelle éditrice arrive dans la maison. Comment va se composer l'équipe pour 2024 ?
S.G : Nous sommes trois éditeurs, avec Claude Gendrot et Alain David. Claude va prendre sa retraite courant 2024, et va être remplacé par Marie-Agnès Leroux, qui travaille déjà à nos côtés mais aussi pour le collectif The Ink Link. On était trois garçons qui commençaient à ne plus être de la première jeunesse ; on s'est dit que ce serait bien qu'on ait une éditrice, qui apporte du sang neuf.
F. C. : Ben oui, chacun son tour !
En dates
1972 Florence Cestac et Étienne Robial reprennent la librairie Futuropolis, désormais installée dans le XVe arrondissement.
1974 Ils créent la maison d'édition Futuropolis et publient le 30/40.
1980 Lancement de la collection « Copyright », qui publie des auteurs américains.
1985 Tardi est lauréat du Grand Prix de la ville d'Angoulême.
1988 Gallimard devient actionnaire de Futuropolis.
1994 Étienne Robial quitte les éditions.
2004 Antoine Gallimard et Mourad Boudjellal relancent la maison, sous la direction éditoriale de Sébastien Gnaedig.
2007 José Munoz est lauréat du Grand Prix de la ville d'Angoulême.
2009 Blutch est lauréat du Grand Prix de la ville d'Angoulême.
2010 Baru est lauréat du Grand Prix de la ville d'Angoulême.
2011 Étienne Davodeau publie Les ignorants, le plus grand succès de Futuropolis.
2012 Jean-Claude Denis est Grand Prix de la ville d'Angoulême.
2014 Gallimard redevient l'unique actionnaire de Futuropolis.
2015 Luz publie Catharsis.
2017 Cosey, Grand Prix de la ville d'Angoulême, signe Calypso chez Futuropolis.
2021 Le droit du sol, d'Étienne Davodeau, devient son deuxième plus gros succès.
2024 Pour les 50 ans de la maison, des auteurs de la première période reviennent dans le catalogue et s'associent avec les auteurs de la deuxième période, comme Edmond Baudoin et Emmanuel Lepage qui publie Sous nos pieds les étoiles. Une réédition de La guerre des boutons de Florence Cestac va également paraître en fin d'année.