«Je le dis haut et fort : la loi Lang est sacrée, fondamentale et il n'est pas question d'y toucher. » Prononcés en 2007 par le très libéral Jacques Attali, alors à la tête de la Commission pour la libération de la croissance, ces mots n'ont rien perdu de leur acuité. Quatorze ans plus tard, tandis que la filière du livre s'apprête à fêter les 40 ans de l'instauration du prix unique, l'ensemble de ses acteurs les reprennent en chœur. De l'auteur au libraire en passant par l'éditeur, le diffuseur, le distributeur et les grandes enseignes, personne ne remet publiquement en cause ce qui est devenu la pierre angulaire du monde du livre et chacun salue, à l'image d'Antoine Gallimard, P-DG de Madrigall, « le beau chemin parcouru par cette loi essentielle ». « C'est incontestablement un élément fédérateur qui fait consensus à tous les échelons, confirme l'historienne Patricia Sorel (1). Et toute velléité de lui porter atteinte suscite une levée de boucliers. »
Une telle unanimité autour d'une loi, qui plus est régulatrice et protectionniste, est exceptionnelle. Cela tient sans aucun doute à la philosophie qui la sous-tend, simple et fédératrice : le livre n'est pas une marchandise comme les autres. Sa dimension culturelle nécessite qu'on le défende et le protège. « Aujourd'hui, ce constat reste valable. Il est même devenu une sorte de totem pour la filière », signale Patricia Sorel. On le doit au raisonnement limpide des artisans de la loi, Jérôme Lindon, le fondateur de Minuit, en tête : si les libraires disparaissent, les éditeurs s'écroulent et les écrivains avec eux.
Garantir la diversité
Son efficacité et son incroyable succès ajoutent à son caractère sacré. En quarante ans, le prix unique a pleinement atteint ses objectifs. La création littéraire, objet principal de la loi, n'a jamais été aussi riche. « Une telle biblio variété - et non biblio diversité qui relève plus de la surproduction - n'est possible que grâce à la loi Lang, se félicite David Meulemans, fondateur d'Aux forges de Vulcain. Ailleurs, dans les pays anglo-saxons par exemple, une maison comme la mienne serait réduite à l'état microscopique ou à l'insignifiance. » Même son de cloche chez Sabine Wespieser. « En garantissant l'égalité des chances et d'accès à la création, elle permet à ma maison d'exister depuis vingt ans. Je ne peux qu'en chanter les louanges », abonde l'éditrice.
Deuxième vertu de la loi Lang ? « Le maintien et le développement d'un tissu dense de librairies, devenues les garantes de cette diversité éditoriale », affirme Anne Martelle, directrice générale de la librairie familiale à Amiens et présidente du Syndicat de la librairie française (SLF). En déportant la bataille sur d'autres critères que le prix, la loi a eu pour double effet de professionnaliser les libraires et de favoriser la concurrence. « Les librairies d'aujourd'hui n'ont plus rien de comparable avec celles des années 1980, observe Matthieu de Montchalin, propriétaire de L'Armitière à Rouen. Mais plus globalement, l'ensemble des points de vente ont profité de ses effets pour composer un réseau varié qui couve tout le territoire. » Symbole de cette spécificité que la loi affirmait en 1981, les librairies ont été classées parmi les commerces essentiels fin février, « une belle façon d'en fêter l'anniversaire », relève le secrétaire général d'Editis, Jean Spiri.
Exception française
S'il fallait avancer une autre preuve de son bien-fondé, il suffit de regarder à l'étranger. En quarante ans, la loi Lang a essaimé dans plus d'une douzaine de pays, du Brésil à la Belgique qui a franchi le pas le 1er janvier. « Ce système que l'on nous envie et que l'on cherche à reproduire démontre bien qu'il n'en n'existe pas de meilleur », insiste Matthieu de Montchalin. « Sa dimension exceptionnelle provient de sa capacité à modéliser de façon intelligente et très fine la liberté, la concurrence, la protection et la diversité éditoriale », complète Vincent Montagne, P-DG de Média-Participations et président du Syndicat national de l'édition (SNE).
Aujourd'hui, l'évidence est là. Mais, en 1981, il n'en était rien. « Il aura fallu à Jérôme Lindon et à Jack Lang une sacrée clairvoyance pour porter ce projet », saluent en chœur Anne Martelle et Vincent Montagne. La ténacité et le courage ne sont pas en reste. Que vive la Loi unique, l'ouvrage offert par l'association Verbes à l'occasion de la fête de la librairie le 24 avril et Une révolution culturelle, de Jack Lang chez Bouquins, publié le 15 avril, retracent le combat que mena le tout jeune ministre de la Culture pour imposer cette réglementation totalement contre-intuitive. Ils rappellent notamment les péripéties liées au parcours institutionnel qui manquent faire capoter le projet à plusieurs reprises et la farouche opposition orchestrée par deux grands acteurs du monde du livre : la Fnac et Leclerc. Convaincues qu'elle provoquerait une hausse des prix tout en clamant à qui veut bien les entendre son caractère « liberticide », les deux enseignes usent de tous les leviers pour vider la loi de sa substance, allant jusqu'à saisir la Cour européenne de justice. Après quatre ans de bataille, celle-ci finit par prononcer un jugement favorable définitif le 10 janvier 1985.
Cette décision sonne la fin de la récréation. Mais les attaques, plus ou moins frontales, ne disparaissent pas totalement et les contournements à la loi restent fréquents. Jusqu'au tournant des années 2000, le groupe Leclerc, qui n'a pas souhaité s'exprimer dans nos colonnes, tout comme la Fnac d'ailleurs, maintient une opposition tenace, bientôt rejoint par Amazon qui tente régulièrement d'en saper les fondements. En 2008, deux amendements déposés par le député Dionis du Séjour cherchent à en diminuer la portée. Grâce à une intense mobilisation de l'ensemble de la profession, réunie autour d'un Appel pour le livre publié dans les colonnes du Monde, ils sont retirés. Un autre front s'ouvre avec le déferlement des technologies numériques. Mais, là encore, la mobilisation générale inverse l'effet et c'est « le numérique qui s'adapte à la loi », souligne David Meulemans.
Préoccupations
Résiliente la loi Lang ? De l'avis de tous, la vigilance reste de mise. « Même si elle a montré sa capacité à résister, nous devons être attentifs au moindre écart », prévient Anne Martelle. D'autant que les défis qui s'opposent à elle sont multiples. « Comme toute institution sacrée que l'on ne peut pas toucher, la loi devra quand même évoluer », pronostique Jean Spiri. « Pour que rien ne change, et surtout pas son cadre ni son esprit, il faut que tout change », complète Sabine Wespieser.
Première source de préoccupation, la politique ambiguë des plateformes de revente d'occasion est surveillée comme le lait sur le feu (lire notre article p. 49). Autre écueil à venir, les formules d'abonnements. « Quelle place va tenir le livre dans ces nouveaux modèles qui posent la question du prix et de la concurrence ? », s'interroge Jean Spiri. Effet pervers plus que réels défis, la surproduction et l'utilisation parfois abusive du droit au retour s'invitent souvent dans les discussions. Du côté des libraires, on met en avant la volonté de « retrouver la logique économique » de la loi Lang en questionnant le prix du livre, stable depuis de trop longues années, et en accordant une rémunération permettant aux libraires de continuer à assurer l'exigence de qualité que le prix unique leur a confiée.
Dernier point noir, les Gafa. « Leur stratégie repose sur le dumping qui est à l'exact opposé du système du prix unique. Et ils n'y renonceront pas », prévient Guillaume Husson, délégué général du SLF. Principal visé, Amazon et son lobbying soutenu restent donc dans le viseur de l'ensemble des acteurs. « Rien n'est inébranlable, avertit Antoine Gallimard. Pour que ce vénérable système perdure au moins pour les quarante prochaines années, c'est à nous de veiller à ce que tout le monde le respecte. »
(1) Patricia Sorel, Petite histoire de la librairie française, La Fabrique, janvier 2021.