L'histoire de cette loi sur le prix unique est pleine de rebondissements. Est-ce l'une des plus complexes que vous ayez fait voter ?
Jack Lang : Souvenez-vous du contexte politique. La gauche arrive aux responsabilités, après vingt-trois années consécutives de droite au pouvoir. Nous avions cette conviction ancrée en nous, qui ne datait pas du 10 mai 1981. J'avais rencontré Jérôme Lindon, des écrivains, des libraires, organisé des confrontations... Je voulais être sûr que nous proposions une solution juste, intelligente et efficace. Et nous l'avions inscrit dans les 110 propositions pour la France du candidat François Mitterrand. Mais le contenu de cette loi allait contre des intérêts puissants. Elle a failli ne pas voir le jour.
Pourquoi ?
Moi, le professeur de droit, je m'étais trompé et croyais naïvement qu'il suffisait d'abroger l'arrêté Monory de 1979, qui avait institué la libération totale des prix. Après mon arrivée Rue de Valois, nous nous sommes rendu compte que, pour une décision dérogatoire au régime des prix, il fallait établir une loi et donc passer par toutes les étapes. Or il fallait faire vite car le rapport de force ne nous était pas favorable, à cause notamment du fort lobby de la distribution. Il fallait les prendre de court ! C'est d'ailleurs une leçon en politique : ce qui n'est pas fait avant l'été rencontre ensuite de lourdes difficultés. Ce vote fut une course d'obstacles. D'abord, je présente le projet de loi au conseil des ministres, où normalement il n'y a pas de débats puisqu'ils ont été arbitrés antérieurement. Mais le président, qui avait reçu beaucoup de pression, voulait s'assurer de ma détermination. Certains ministres en profitent pour émettre leurs réserves. Catherine Lalumière, la ministre de la Consommation, affirme alors que cette loi sera source d'inflation. Voyant que ça commence à tourner mal, je griffonne vite un petit mot à Gaston Defferre, qui, depuis longtemps, soutenait cette loi, sensibilisé par sa femme, Edmonde Charles-Roux. Je lui fais passer un petit mot : « Gaston, sauvez-moi ! ». Il prend la parole et retourne la situation.
Ensuite, vous allez devant le Sénat au lieu l'Assemblée nationale.
Ce fut un coup de massue. L'ordre du jour du parlement était tellement surchargé, car nous étions un gouvernement de transformation, que le secrétariat général du gouvernement, sans malice, a prévu que la première lecture aurait lieu effectivement devant le Sénat. L'assemblée la plus conservatrice ! Je vois encore la scène. J'arrive sur les marches du Palais du Luxembourg et le président de la commission des affaires culturelles, qui était un socialiste bon teint, me dit « Jack, renonce, ils sont contre ». La chance est que dans la commission siégeait Maurice Schumann, de l'Académie française.
Vous vous appuyez sur lui pendant ce vote.
J'ai fait appel à l'écrivain qu'il était et pas seulement au personnage politique. C'était l'homme de Londres, avec une voix profonde et retentissante. Quand il prenait la parole, c'était puissant. Rappelez-vous que j'étais un bleu à l'époque ! Nous l'étions tous !
Mais la loi n'a pas été appliquée immédiatement. Les grandes surfaces dont Leclerc et la Fnac ont continué à résister. En avez-vous reparlé avec eux depuis ?
Non. Même lorsque, des années plus tard, j'ai été invité à l'Imec avec André Essel, à la tête de la Fnac à l'époque de la loi. La bataille de l'opinion fut si forte et il a fallu quatre ans avant que l'affaire ne soit définitivement close par l'arrêt européen de la cour du Luxembourg. Si la loi avait été déclarée non conforme avec le traité de Rome, c'en était terminé ! J'ai passé mes week-ends à aller rendre visite à mes collègues européens pour plaider notre cause, que ce soit avec Melina Mercouri, ministre de la Culture en Grèce qui était amie avec un juge grec à la Cour européenne, ou avec les Allemands, qui avaient tout intérêt à protéger leur propre système.
Et ce fut donc quatre années de guerre avec Leclerc...
Leurs hypermarchés pratiquaient un double étiquetage : le prix Leclerc, le prix Mitterrand. J'avais créé un petit commando que je réunissais chaque semaine avec un représentant du ministre de la Justice, un représentant du ministre des Finances, etc. pour suivre pas à pas la situation dans les grandes surfaces et observer les infractions. Nous n'avions pas imaginé que la loi votée ne serait pas respectée. Nous n'avions même pas prévu des mesures de sanctions pénales en cas de non-respect. Et lorsque nous avons fait un décret introduisant une contravention, le ministre de l'Économie, Jacques Delors, qui a soutenu le projet malgré ses réticences, n'a pas voulu le signer. Nous sommes passés outre.
N'est-ce pas à son ministère qu'aurait dû revenir ce projet de loi de régulation du prix ?
Effectivement, l'arrêté Monory avait été décidé par le ministre de l'Économie. Quand je m'installe rue de Valois, je dis à François Mitterrand que cette loi est une loi de culture. C'est donc au ministre de la Culture d'en être le maître d'œuvre. Nous avons dès le départ arraché trois décisions contre le puissant ministère de l'Économie : le doublement du budget de la Culture, la loi sur le prix unique, et le déménagement du ministère de l'Économie de la rue de Rivoli pour dédier la totalité du Palais du Louvre au Musée.
Est-ce la création de l'exception culturelle ?
C'est la racine même de notre politique. Les œuvres ne sont pas des marchandises traditionnelles. Leurs auteurs méritent une protection particulière, avec un budget de soutien, des lois d'exception comme celle du prix unique ou celle des droits d'auteur.
Aujourd'hui les Gafam sont les Leclerc et Fnac de l'époque. Ils tentent à leur façon de contourner la loi. Est-elle encore menacée ?
Je ne suis pas trop inquiet pour le livre aujourd'hui. Après cette décision absurde sur la fermeture des librairies, les lecteurs se sont rués dans les librairies. C'est tellement réjouissant. Par contre, je suis très préoccupé par la vie culturelle et intellectuelle. Je trouve que l'État n'est pas suffisamment offensif face à ces Gafam, même si les projets de régulation par l'Union européenne vont dans le bon sens. Les concentrations dans la presse par exemple laissent indifférents les pouvoirs publics, alors que c'est dramatique pour la démocratie. Que l'État soit l'État, et fasse son boulot de protecteur de la liberté de créer et de penser ! La loi sur le prix unique est l'exemple type d'une loi anti-concentration.
Vous prônez « l'utopie concrète » pour faire avancer la société. En existe-t-il une qui puisse inciter les jeunes à lire ?
Nous avions tenté de transformer profondément les programmes de l'école. En lien avec les éditeurs et les écrivains, nous avions, chaque année, retenu un certain nombre de livres qui nous paraissaient de nature à toucher la sensibilité des élèves. Redonner le goût de l'écrit et de l'art en général passe aussi par les pratiques artistiques. L'art et la culture doivent être reconnus comme des fondamentaux de l'école, au même titre qu'apprendre à lire, à écrire et à compter. Cela veut dire des horaires, des crédits, des enseignants, des formations. La musique favorise l'apprentissage des mathématiques. Pour la littérature, le théâtre facilite l'appréhension des textes. Il y a une véritable révolution à entreprendre du système éducatif.
Ce n'est pas vraiment le sens de la politique actuelle puisqu'il est évoqué la fermeture des options artistiques au lycée.
Cela m'attriste et pas seulement parce que j'ai contribué à créer ces options artistiques en 1983 avec le ministre de l'Éducation, Alain Savary. En 2000, nous avons, avec Catherine Tasca, mis en place un plan et introduit les arts dans tout le système éducatif de la maternelle à l'université. Tout cela a été balayé par Xavier Darcos et Luc Ferry. Et aujourd'hui par Jean-Michel Blanquer, pourtant un homme ouvert et passionné par l'art et la littérature. Je ne suis pas contre la réforme des lycées, mais la disparition de ces options est une catastrophe. Une politique qui ne s'appuie pas sur la jeunesse est une politique sans avenir.
Aujourd'hui, les adolescents, ceux qui décrochent dans la lecture, sont plus happés par les écrans que par les textes.
Les écrans sont là. C'est un fait. Mais si l'on veut contrebattre ça, il faut proposer des choses exaltantes, excitantes, passionnantes ! Il faut donner la chance aux jeunes de pratiquer la musique, le théâtre, que les ateliers d'écriture se multiplient partout. En ce moment, avec la fermeture des cinémas et des musées, la culture se retrouve sur les écrans et plateformes. Vous le verrez : quand tout rouvrira, il y aura un élan incroyable.
Que pensez-vous de la politique actuelle du gouvernement ?
Le gouvernement fait face à une situation très difficile. Mais un pays a besoin de nourriture spirituelle autant que de nourriture matérielle. C'est l'âme du pays.
La question du caractère essentiel de la culture a été au cœur de l'année 2020, et à part le livre, le secteur a été quelque peu délaissé.
J'ai beaucoup de respect pour Roselyne Bachelot ou Emmanuel Macron, qui est un homme à l'esprit éclairé. Mais ils ne prennent pas la mesure des changements à introduire notamment dans le système éducatif, dans la recherche. Quand en 1983, un plan de rigueur devient nécessaire, deux ministères échappent à l'austérité : la Culture et la Recherche. C'est-à-dire la jeunesse et l'avenir. Et nos budgets augmentent en 1983 et 1984. Parce que François Mitterrand avait construit un projet de civilisation. Un sursaut, une révolution s'imposent. J'ai envie de dire, « Messieurs les dirigeants, bougez-vous ! ». à la place, on a des débats à la gomme sur l'islamo-gauchisme !
Vous vous êtes personnellement « bougé » pour aider à la publication des Versets sataniques.
En plus des aides des commissions du Centre national du livre, il existait une aide directe, d'urgence que je pouvais débloquer. Ce que j'ai fait pour que Christian Bourgois puisse traduire et publier la version française du texte de Salman Rushdie. Il était impensable que la France, dirigée par un gouvernement de gauche, ne l'accueille pas ; malgré l'hostilité de certains ministres. La liberté des créateurs reste, pour moi, un principe sacré.
La liberté des créateurs éprouve ses limites ses derniers temps. Il y a quelques semaines, Gabriel Matzneff publiait sous le manteau une réponse à Vanessa Springora. La justice devrait-elle empêcher cette parution ?
Pourquoi l'interdire ? Sur quel fondement, la justice peut-elle intervenir ? Il y a un tribunal médiatique préoccupant et je suis attaché à l'État de droit. Qu'on relise et qu'on apprenne par cœur ce texte admirable qui s'appelle la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen. C'est un texte d'une luminosité parfaite, écrite dans la fièvre de la Révolution. Je comprends les émotions mais nous devons faire respecter l'État de droit. Relire sans cesse son article 16 : « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution. »
C'est l'un des fondamentaux de votre loi : permettre la diversité éditoriale pour faire émerger un débat intellectuel.
Absolument. Et on a même le droit de mal penser. Je reste un libertaire total.
Le livre que vous lisez actuellement, vous l'êtes-vous procuré via le click and collect ?
Non, je ne pratique pas ce type de service. Un bref instant de splendeur d'Ocean Vuong, que je lis en ce moment, je l'ai bien sûr acheté dans une librairie indépendante. Je relis aussi beaucoup de livres de ma bibliothèque. J'aime particulièrement le théâtre et relis Sophocle, Eschyle... Il faut faire lire Antigone aux collégiens, c'est un texte lumineux autour d'un sujet vital : la voie du pouvoir, la voie supérieure. Je proposerai comme autre livre, pour les lycéens, L'amant de Marguerite Duras. Un ouvrage ancien d'une jeunesse incroyable et un ouvrage moderne d'une ancienneté incroyable.
Comment résumeriez-vous votre passage à la Culture ?
Ce dont je suis le plus heureux, c'est d'avoir créé cette passion de la beauté jusque dans les villages. Elle s'est effilochée mais elle est toujours là. Il suffit de peu de choses pour redonner l'envie. J'adresse un grand salut aux libraires qui, depuis vingt-trois ans, ont su se rassembler et faire partager leur passion. À l'image de Marie-Rose Guarniéri qui œuvre avec enthousiasme et brio depuis son repère, au pied du Sacré-Cœur, à la poursuite de son voyage littéraire. Je suis très honoré de savoir qu'ils seront, aujourd'hui comme demain, les acteurs vivants pour perpétuer et fêter l'esprit de la loi sur le Prix unique du livre.