En tant que libraire entrepreneur, j’ai passé ma vie à signer. Avec des banquiers, des bailleurs, des partenaires… En y repensant, c’est même une signature sur un avis d’huissier qui m’a mis le pied à l’étrier.
Mes parents tenaient une librairie-papeterie-presse près de la place de la Nation, à Paris. Moi, je cherchais à lancer mon affaire. Mon père m’avait fait connaître et aimer les grands noms de la BD au moment où celle-ci s’émancipait de la ligne claire avec Fluide Glacial, Métal hurlant… Nous décidons d’ouvrir au premier étage de la boutique une librairie consacrée au 9ᵉ art.
« Mon père, à sa retraite, passait quotidiennement s'enquérir des affaires du jour »
Il fallait de l’argent pour les travaux et la séparation des entrées de nos boutiques. Le premier banquier nous rit au nez : « Vous pensez qu’avec vos petits Mickey on va vous prêter un centime ? » Nous étions en 1985. Un second, étincelle dans le regard, accepta sur-le-champ – il était encore possible dans cette branche de fonctionner à l’instinct. À 28 ans, je signais mon premier prêt.
Les quatre années qui suivirent, je fis mes armes comme libraire. J’aurais sans doute pu continuer ainsi éternellement. Mais la brasserie mitoyenne avait racheté l’immeuble où nous travaillions. Me voilà contraint de signer l’avis d’éviction que nous apportait l’huissier.
J'appris que l’indemnité de fin de bail était liée non pas à notre emplacement, aussi bon fût-il, mais à notre chiffre d'affaires. Et me voilà parti pour treize années de procédure à faire gonfler celui-ci.
Ma première idée fut la vente par Minitel. Alors que je m'apprêtais à signer un contrat avec France Télécom pour mettre en place ce 3615, un habitué de la librairie, m’en entendant parler, me fit une contre-proposition que je ne pouvais pas refuser. Ce passionné de BD, Denys, dirigeait alors France Télématique Diffusion. C’est avec lui que nous avons monté 3615 BDfil, qui allait devenir BDnet, le premier site de vente de BD en ligne avant que les gros opérateurs ne raflent la mise. Denys, lui, allait connaître une belle réussite avec seloger.com.
Treize ans plus tard, nous avons finalement dû fermer la boutique familiale mais nous avions multiplié son CA par 5, ouvrant non pas une librairie mais deux, une à côté de l’ancienne pour ne pas perdre la clientèle et une à Bastille, que j’agrandirai trois fois, signant à chaque fois, moi et mon épouse, Aline (avec laquelle je signais devant le maire et nos témoins il y a 43 ans !), des prêts et des baux, au pied de courriers que nous n’avions pas le temps de lire ni de discuter.
Toutes ces années, mon père, à la retraite, lui, passait quotidiennement à 16 heures prendre un café et s’enquérir des affaires du jour à BDnet Bastille. Il y a aussi eu l’aventure CanalBD, le groupement fondé avec mes camarades Sylvain, Daniel et Michel. Pour ce collectif, il y a cinq ans, nous avons signé, avec Bruno Fermier, le délégué général de la structure, un accord avec la Socorec, une banque de la Fédération du commerce associé. Nous avons ainsi pu créer notre banque à nous, pour nous, et avons facilité la vie de nos 170 libraires « coopérateurs ».
Alors que je m’apprête à vendre la librairie de Bastille, je comprends que j’ai aimé prendre ces risques qui m’ont valu tant de nuits blanches, autant que j’ai aimé la BD et que j’ai aimé mon métier. Je revois encore le visage de chacun de mes clients depuis le premier étage de ma première librairie.
