On peut bien sûr penser aux "assassins" du XIIe siècle qui faisaient régner la terreur pour le compte de Rashid ad-Din Sinan, le "Vieux de la montagne", mais cela ne suffit pas. Les assassins fumeurs de haschich d’hier n’expliquent pas les massacreurs d’aujourd’hui dopés au captagon. Pour tenter de comprendre l’incompréhensible du 13 novembre, de ces attaques terroristes qui ont frappé Paris et le Stade de France faisant 129 victimes, il reste les livres.
Cette violence a un passé
Après les attentats de janvier, plusieurs auteurs se sont emparés du terrorisme dans ses diverses composantes. Tout d’abord pour rappeler que cette violence inédite avait aussi un passé. Ainsi Gérard Chaliand et Arnaud Blin à la tête d’une copieuse Histoire du terrorisme (Fayard) ont exposé les différentes dimensions de cette méthode d’action violente qui bafoue les règles de la politique et de la guerre, et cela de l’Antiquité à Daech. Après l’anarchisme de la fin du XIXe siècle ou le terrorisme d’Etat du XXe, celui de Daech et de l’islamisme radical est replacé dans son contexte. Avec ses nombreux spécialistes, ce volume constitue depuis les travaux précurseurs de Walter Laqueur à la fin des années 1970 une encyclopédie du terrorisme permettant d’en appréhender ses formes et ses principaux acteurs.
Le choc, l’effroi, l’incrédulité
D’autres ont cherché à fixer le moment d’une douleur collective, même s’il n’est pas dans l’habitude des historiens de se prononcer à chaud sur des événements. Pourtant, face au traumatisme, il leur est nécessaire, comme spécialistes du temps et comme citoyens, de Prendre dates (Verdier). C’est le titre du bref et intense livre signé par Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet. Le professeur au Collège de France et l’écrivain essaient dans un dialogue constructif de mettre des mots sur le choc, l’effroi, l’incrédulité et la tristesse afin de repousser l’engourdissement de la mémoire. Ils reviennent sur les attentats de janvier et ouvrent quelques pistes pour saisir cet inédit dévastateur qui bouleverse nos sociétés.
Cette année, d’autres intellectuels, avec beaucoup moins de finesse, ont tenté d’expliquer parfois ce qu’ils n’ont pas compris. Oublions-les. Mettons à part le philosophe slovène Slavoj Zižek qui, avec sa faconde et ses éclairs de lucidité, s’interroge dans Quelques réflexions blasphématoires (Jacqueline Chambon) sur les rapports entre l’islam et la modernité. Il se demande même si les idées véhiculées par l’islam radical ne portent pas déjà la marque d’une défaite idéologique face au modèle qu’ils veulent détruire. On souhaite qu’il ait raison.
Difficile en effet d’évacuer la religion de la problématique terroriste, même si elle n’est qu’un prétexte revendiqué par des incultes du Coran dans ces massacres qui doivent beaucoup à la kalachnikov. Pour comprendre pourquoi cette version extrémiste de l’islam parvient à séduire dans le monde musulman autant qu’en Occident, mais aussi parfois chez des femmes pourtant marginalisées par ce système, David Bénichou, Farhad Khosrokhavar et Philippe Migaux se sont évertués à la synthèse dans Le jihadisme (Plon). Le géopoliticien, le sociologue et le juge antiterroriste abordent la construction idéologique, la capacité d’évolution stratégique, les filières de recrutement mais aussi les moyens pour contrecarrer ce fléau.
Farhad Khosrokhavar, qui a pu observer sur le terrain la formation de l’islam radical, propose de son côté une approche argumentée de cette violence dans Radicalisation (Maison des sciences de l’homme). Le directeur d’études à l’EHESS aborde en une centaine de pages des questions fondamentales. Qui se radicalise, comment, pour quelle raison ? Quels rôles jouent l’idéologie, le contexte politique, la situation sociale et la religion ? Comment des individus finissent-ils par nourrir une telle détestation des autres qu’ils exercent une violence sans limites contre la société ?
Cette guerre totale contre laquelle le monde doit riposter constitue aussi un traquenard pour les pays qui en sont les victimes. C’est ce qu’explique Pierre-Jean Luizard dans Le piège Daech (La Découverte). Dans cet essai qui observe le présent à l’aide du passé, ce spécialiste de la Syrie, de l’Irak et de l’Iran analyse l’ascension et le fonctionnement de l’Etat islamique. Il décrypte les logiques locales, mondiales, sociales et religieuses de Daech dont les racines remonteraient selon lui au siècle dernier, à l’époque où l’Occident définissait les frontières actuelles du Moyen-Orient.
Inconnu il y a encore quelques mois, le groupe Etat islamique a fait une entrée fracassante et sanguinaire dans l’actualité internationale. Profitant des crises en chaîne qui secouent l’Irak et la Syrie, il a pris le contrôle d’une vaste région et dispose aujourd’hui d’énormes ressources financières. Sa volonté de construire un califat le distingue d’Al-Qaida, mais sa tactique sanguinaire reste identique.
Deux femmes
La frayeur qu’il inspire au quotidien dans les territoires conquis a été détaillée par deux femmes qui en ont été les victimes. Dans Esclave de Daech (Fayard) Jinan a raconté son calvaire à Thierry Oberlé, grand reporter au Figaro. En 2014, cette jeune yézidie de 18 ans est capturée par l’Etat islamique, vendue comme esclave sexuelle à deux combattants et contrainte de se convertir à l’islam. Séquestrée, torturée et violée, elle réussit à s’enfuir et à rejoindre un groupe de résistants kurdes.
Sara, une autre femme yézidie de 27 ans, préparait son mariage dans son village en Irak lorsque les hommes en noir lui ont fait subir le même sort, au nom du même fanatisme. Dans Ils nous traitaient comme des bêtes (Flammarion), elle dévoile l’effarante barbarie de ces hordes sauvages. Son père et trois de ses frères sont exécutés comme tous les hommes du village. Avec ses sœurs, elles servent de "butin de guerre" et sont violées régulièrement. Après des semaines de captivité, elle parvient de manière assez rocambolesque à s’évader et à se réfugier au Kurdistan.
Dépasser la peur
Enfin, puisqu’il faut mettre des mots là où on ne serait tenté que de verser des larmes, un psychiatre et psychanalyste invite à dépasser la peur face à la violence extrême. Dans Lettre à un adolescent sur le terrorisme (Bayard), Daniel Oppenheim décrit les phénomènes de sidération, de silence et quelquefois même de déni face aux attentats. Il s’adresse aux jeunes, mais sa parole porte bien au-delà puisque nous sommes tous concernés par la difficulté à partager nos émotions face à quelque chose qui échappe tellement à notre façon de penser et de vivre.
Enfin, même si le propos est plus large que celui du terrorisme, il n’est pas inutile de lire ou de relire un classique datant de 1929. Dans Malaise dans la civilisation (disponible dans de nombreuses collections de poche également sous le titre Malaise dans la culture), Sigmund Freud écrivait : "La question cruciale pour le genre humain me semble être de savoir si et dans quelle mesure l’évolution de sa civilisation parviendra à venir à bout des perturbations de la vie collective par l’agressivité des hommes et leur pulsion d’autodestruction." L’interrogation du père de la psychanalyse attend toujours une réponse. L. L.
Une bibliographie "Terrorisme, islamisme, Moyen-Orient…" des ouvrages récents et à paraître d'ici à février est téléchargeable ici.
Des livres pour expliquer la situation aux enfants
"Les terroristes peuvent-ils venir chez nous ?", "On est vraiment en guerre ?"… autant de questions que posent les enfants. Pour aider les parents à répondre, les libraires du Dragon savant à Paris (19e), Céline Delézée et Christine Durietz, préparent une bibliographie qu’elles posteront prochainement sur leur page Facebook. "Les choses ont changé. Contrairement aux attentats de janvier où les questions portaient sur la religion, la tolérance, le vivre-ensemble, le débat s’oriente davantage sur les terroristes, la peur, la guerre…", commente Céline Delézée.
Pour les petits
Pour aider les petits à définir "les méchants", elle propose Les grandes questions des tout-petits (Bayard Jeunesse), Six hommes par le créateur d’Elmer, David McKee (L’Ecole des loisirs), Silence, la violence ! de Sylvie Girardet (Hatier), et, sur la guerre, Akim court de Claude K. Dubois (L’Ecole des loisirs).
Pour les 10-11 ans
Céline Delézée recommande Ma sœur vit sur la cheminée d’Annabel Pitcher (Pocket Jeunesse), dont l’héroïne a perdu sa jumelle dans l’attentat de Londres, et Guerre : et si ça nous arrivait ? de Janne Teller (Les Grandes Personnes).
Pour les ados
La libraire conseille Je t’enverrai des fleurs de Damas de Frank Andriat (Mijade), qui raconte un départ en Syrie, auquel Nathalie Bertin, responsable de Millepages Jeunesse à Vincennes, ajoute L’oasis de Xavier-Laurent Petit (L’Ecole des loisirs) sur les attentats en Algérie.
Des collections
Ont aussi les faveurs de ces libraires spécialisées les collections "Les goûters philo" (Milan Jeunesse) avec Le courage et la peur, La guerre et la paix ; "Chouette ! Penser" (Gallimard Jeunesse-Giboulées) avec Pourquoi les hommes se disputent-ils à propos de Dieu ou De bonnes raisons d’être méchant ? ; "Ceux qui ont dit non" (Actes Sud Junior) avec Non à l’intolérance.
"Après les attentats de janvier, j’avais fait une vitrine sur Les frères Moustaches d’Alex Cousseau au Rouergue, l’histoire de clowns qui se moquent de la dictature. La seule chose qui puisse retoquer la peur, la violence, les va-t-en-guerre, c’est la pensée, l’intelligence, les livres", conclut Nathalie Bertin. C. C.
Lola Salines, 29 ans, éditrice de sa génération
"C’était une jeune femme très vive, joyeuse et lumineuse", déclare, encore choquée, Alexandra Bentz, directrice éditoriale de Gründ Jeunesse et des Livres du Dragon d’or, avec qui Lola Salines travaillait. "Lola a vécu toute son enfance à l’étranger et avait une vraie culture internationale", ajoute-t-elle. Stagiaire chez Gründ après un diplôme de management de l’Essca et un master d’édition à la Sorbonne, Lola Salines a passé neuf mois en 2009 au Canada aux éditions de L’Homme. Quand Gründ la rappelle en 2011, elle hésite mais prend le poste pour s’occuper des documentaires jeunesse (notamment des collections "Science & vie", "Pour les nuls junior" chez First). Baignant dans la culture geek, elle était à l’origine du projet 404 que Gründ lancera en 2016, autour des Youtubeurs et des guides de jeux vidéo, "une belle aventure éditoriale" qu’elle avait exposée devant les représentants. "Elle m’empêchait de devenir un vieux con. Nous sommes à la fois effondrés et fous de rage, confie Vincent Barbare, P-DG d’Edi 8. Le meilleur hommage que nous pourrons lui rendre est de développer ce label dans lequel elle s’est beaucoup investie."
Depuis sa mort au Bataclan vendredi soir, les témoignages "très forts, à son image", affluent chez l’éditeur et sur la page Facebook de son père. Des témoignages venus du monde entier, notamment de ses auteurs comme Sonia Feertchak, sur la page Facebook de L’encyclo des filles : "Le sourire de Lola pendant trois belles années nous a accompagnées. Voyez page 224 de L’encyclo des filles 2016, il est imprimé. Lola, la joie de l’avoir côtoyée, elle ne nous quittera jamais".C. C.
Ariane Theiller, 23 ans, à peine sortie des études
"Elle était tellement brillante que sa carrière dans l’édition était évidente", assure Martine Gérardin, directrice des rédactions des magazines Rustica où Ariane Theiller effectuait son premier CDD comme assistante de rédaction après l’obtention, en septembre, de son master édition à Strasbourg. A seulement 23 ans, la jeune femme, fauchée vendredi soir au Bataclan, avait déjà marqué les maisons où elle était passée. "Elle fait partie des personnes que l’on n’oublie pas", confirme Bénédicte Roux, responsable éditoriale chez Flammarion Jeunesse-Père Castor et tutrice d’Ariane Theiller lors de son stage en 2014. "C’était une fille intelligente et très joviale, qui avait su se faire aimer de toute l’équipe", ajoute Pôl Scorteccia, directeur d’Urban Comics chez qui Ariane Theiller avait réalisé son dernier stage de master, de janvier à juin dernier. Déjà passionnée par la BD et les comics, un amour qui l’avait notamment poussé à intégrer le master édition en 2013 après des études de langues et de lettres à Caen et à Orléans, Ariane Theiller avait consacré son mémoire de fin d’études à "Batman et à ses acolytes, se souvient Maud Pfaff, chargée du master. Le jour de sa soutenance de stage, Ariane était rayonnante. Yann Graf, son responsable chez Urban Comics, était là pour nous dire tout le bien qu’il pensait de son travail et son souhait de l’intégrer à l’équipe, dès que possible. Elle avait vraiment trouvé sa voie."C. Ch.