D’EnjoyPhoenix à Kemar, en passant par Bruce Benamran, Cyprien ou encore Andy, "c’est bien simple, les youtubeurs font exploser toutes les ventes", s’enthousiasme Guillaume Talavera, éditeur chez Michel Lafon. YouTube n’est plus seulement pour les éditeurs une source d’inspiration, ils y font désormais leur marché, espérant transformer les 25 millions de Français qui y regardent des vidéos chaque mois en lecteurs de leurs livres.
La tendance, apparue en 2015, se confirme succès après succès. Un an après avoir écoulé 250 000 exemplaires de son #EnjoyMarie, qui s’est imposé en tête des meilleures ventes, la reine des tutoriels "make-up", Marie Lopez, alias EnjoyPhoenix, 21 ans et 2,6 millions de fidèles, revient avec un deuxième titre, Carnet de routes, paru le 3 novembre chez Anne Carrière. "Le premier tirage a été de 130 000 exemplaires", indique son éditeur. "Surtout, nous privilégions une vaste tournée de rencontres avec ses lectrices. Pour son premier livre, il y avait eu 2 000 fans à chaque signature, nécessitant des services d’ordre."
"Comme beaucoup de vidéastes amateurs devenus connus, j’ai été contacté par plusieurs maisons d’édition", reconnaît de son côté Kevin Tran, du Rire jaune, chaîne de vidéos humoristiques. Paru le 20 octobre, son manga Ki & Hi (Michel Lafon) s’est retrouvé en trois jours en rupture de stock, s’écoulant à plus de 50 000 exemplaires. "J’ai ultra hâte de lire vos commentaires pour savoir ce que vous en avez pensé", explique l’étudiant dans une vidéo adressée à ses 3,3 millions de fans.
Addiction des adolescents
Le phénomène des youtubeurs auteurs vient du Royaume-Uni et des Etats-Unis, où les premiers livres signés par des stars de YouTube sont devenus des best-sellers. Girl online de Zoe Sugg, alias Zoella (Keywords Press), a été propulsé en quelques jours au rang de premier roman anglais le plus vendu de tous les temps. Des Américains Michelle Phan et Shane Dawson aux Françaises Caroline & Safia, dont le Book a été publié par Hachette Pratique, tous partagent deux points communs : ils sont très peu connus des adultes, mais sont de véritables stars en ligne. "Cette addiction des adolescents pour leurs youtubeurs favoris va au-delà de celle qu’on peut éprouver pour une chanteuse ou un acteur", observe Florence Dupont, agente chez Influence4You, une agence qui travaille avec les stars du réseau et les met en contact avec les éditeurs. "Il y a un lien direct de l’ordre de l’intime, et c’est ce qui rend le secteur intéressant."
En France, c’est à Nathalie Odzierejko, plus connue sous le pseudonyme de Natoo, que revient l’honneur d’avoir été, en avril 2015, la première youtubeuse à se lancer sur papier. Dans Icônne (Privé), écoulé à près de 220 000 exemplaires, elle se moquait des magazines féminins, détournant des publicités et donnant des conseils beauté absurdes. "Ce n’était pas pour gagner de l’argent, car je gagne déjà ma vie comme youtubeuse, explique la jeune femme de 31 ans. Le succès d’un livre me permet d’être perçue différemment. On m’invite sur les plateaux de télé."
Natoo chez Privé, EnjoyPhoenix chez Anne Carrière, Solange te parle chez Payot ou encore Andy chez 404 éditions, toutes les youtubeuses françaises les plus suivies y sont allées de leur déclinaison sur papier. "Nous avons envoyé plusieurs mails à Andy en lui proposant différents projets qui nous semblaient intéressants et pertinents par rapport à sa chaîne. Nous suivions depuis longtemps son travail, et étions fans de ses vidéos, explique Lucie Levron, son éditrice chez 404 éditions, le label "geek" d’Editis. Une fois le projet défini, nous avons régulièrement fait des réunions pour suivre son travail et la guider. Le but était de faire un livre qui lui ressemble. Andy l’a écrit seule, du début à la fin", précise-t-elle. Résultat : Princesse 2.0, publié en mars 2016, s’est écoulé à près de 100 000 exemplaires.
De la mode aux sciences
Le succès est tel que le phénomène n’est plus cantonné aux domaines de la mode et du lifestyle. "Dans le sillage des youtubeuses beauté, les youtubeurs de tous les domaines ont voulu sortir leurs livres, ou se sont vu proposer des contrats par les éditeurs. En un an, ça a été une explosion", constate Florence Dupont.
Marabout, par exemple, a choisi la vulgarisation scientifique. Après un premier tome écoulé à près de 80 000 exemplaires, l’éditeur est revenu en octobre avec un deuxième volume de Prenez le temps d’e-penser de Bruce Benamran, un ouvrage reprenant les thèmes de sa chaîne E-penser (800 000 abonnés), où il répond à des questions comme "Pourquoi bâiller est contagieux ?" ou "Pourquoi la gueule de bois ?". "Son ton différent, moderne et actif nous a séduits, explique Elisabeth Darets, directrice de Marabout. Et l’expérience de publication a été si riche que nous sommes allés creuser plus loin." Sous le titre L’espace sans gravité, histoires insolites de l’exploration spatiale, la filiale d’Hachette a ainsi publié Florence Porcel, une "youtubeuse qui vous fera aimer l’Univers". "Plus que des stats, ce sont des profils d’auteurs que nous cherchons sur YouTube", explique l’éditrice.
D’autres éditeurs, comme Flammarion, s’intéressent aux maths et à la physique avec Mais qui a attrapé le bison de Higgs ? de David Louapre (qui anime la chaîne Science étonnante), ou Le grand roman des maths : de la préhistoire à nos jours de Mickaël Launay (de la chaîne Micmaths). Même l’histoire y passe, Robert Laffont publiant cet automne Les pires batailles de l’histoire de Benjamin Brillaud (de la chaîne Nota Bene).
Sciences, humour, beauté, histoire, voir entreprenariat et business… "Sur YouTube, tout est désormais matière à faire un livre papier", estime Florence Dupont. "Notre agence commence à être missionnée par les éditeurs pour dénicher des youtubeurs en fonction de critères précis, à la manière d’un apporteur d’affaires", ajoute-t-elle, précisant que sa société travaille avec Albin Michel, Robert Laffont, Pocket Junior ou encore Hugo & Cie.
Car les éditeurs ont pris la pleine mesure des avantages que leur apportent les youtubeurs, et en premier lieu une communication autour du livre infiniment facilitée. "Un youtubeur compte déjà à son actif une communauté qui lui est fidèle et qui est en demande de contenus supplémentaires. La cible première du livre, à savoir les fans de l’auteur, est directement et rapidement atteinte, résume Lucie Levron. Pour une maison d’édition, il est très intéressant d’envisager des projets qui établissent un lien entre l’écran et le papier."
"Nous nous sommes inspirés de ce qui se faisait aux Etats-Unis"
Elsa Lafon, 34 ans, directrice éditoriale, et Guillaume Talavera, 28 ans, assistant littérature et jeunesse, dénichent et éditent les youtubeurs chez Michel Lafon.
Parmi les premières maisons d’édition françaises à s’être intéressées au phénomène, Michel Lafon a fait des youtubeurs un fonds de commerce et met en œuvre d’importants moyens pour dénicher et publier les talents issus d’Internet.
Elsa Lafon - Nous nous sommes inspirés de ce qui se faisait aux Etats-Unis, où le phénomène a commencé environ un an avant la France, en suivant en particulier Keywords Press, un label de Simon & Schuster. Nous sommes début 2015, et les éditeurs français commencent à identifier les principaux youtubeurs du pays.
Guillaume Talavera - J’ai initié le projet d’édition de Natoo car je suivais sa chaîne YouTube depuis longtemps. Nous avons cherché avec elle un concept de livre original et ludique, en réfléchissant aux moyens de nous adapter à un public qui ne lit pas. Sa parodie de magazine féminin, Icônne, était née. Désormais nous travaillons avec une agence gérant les youtubeurs et nous nous apprêtons à en publier plusieurs en 2017 tels que Charles Gilles-Compagnon, Juliette Tresanini et Maud Bettina-Marie.
E. L. - Dans le cas de Natoo, nous l’avons aidée sur tout, mettant à sa disposition photographes, dessinateur, maquettistes, avec un soutien financier.
G. T. - Les youtubeurs, et en particulier les humoristes, sont des créatifs, qui ont créé leurs univers visuels et écrit leurs sketchs. Nous n’avons pas besoin d’assurer l’écriture, nous mettons tout en œuvre pour qu’ils gardent leur "touche".
G. T. - Le premier réflexe est de conserver l’esprit de leurs vidéos, leur sincérité, quelle que soit la forme que prendra le livre. Ensuite, ce sont des personnes qui ont déjà leur audience, à la manière d’un animateur de télé, ce qui révolutionne la manière de promouvoir et de communiquer autour du livre. Il leur est très facile de toucher leur auditoire. Cette interaction et cette proximité sont nouvelles pour l’éditeur. En une vidéo, l’auteur peut faire exploser ses ventes.