Depuis trente ans et presque autant de livres, Enrique Vila-Matas poursuit une œuvre dont la cohérence et la beauté ne se sont jamais démenties ; une œuvre dont, d'une certaine façon presque borgesienne, la cohérence est la beauté. De là à dire qu'il écrit toujours le même livre serait une fatale sottise. C'est plutôt une poursuite dont il s'agit, Vila-Matas jouant d'un récit à l'autre sur des harmoniques divers. Il y eut ainsi, pour mémoire et pour les plus remarqués d'entre eux, Bartleby et compagnie (Actes Sud, 2002, prix du Meilleur Livre étranger), Le mal de Montano (Actes Sud, 2003, prix Médicis étranger) ou le merveilleux récit de son séjour parisien chez Marguerite Duras, Paris ne finit jamais, qui paraît ces jours-ci en poche chez Babel.
Son nouveau roman, Cette brume insensée, est à la fois l'un des plus complexes, ce qui ne doit pas décourager le lecteur, bien au contraire, et des plus essentiels de tous ceux qui l'ont précédé. S'il faut vraiment qu'il y ait une histoire, ce qui est par ailleurs l'une des interrogations capitales du livre, ce serait celle de deux hommes, deux frères aussi éloignés que possible, deux écrivains, chacun à leur façon, diamétralement opposée et complémentaire...
Voici d'abord Simon. Il vit non loin de Cadaqués, dans une maison en ruines, léguée par son père récemment disparu, et qui menace à tout moment de s'écrouler de la falaise sur laquelle elle n'est plus guère que posée... Simon pourvoit à ses maigres besoins en assurant quelques traductions et surtout en collectionnant dans l'histoire de la littérature des citations dont il fait ensuite don à des écrivains. Parmi eux se trouve Bros, auteur de cinq romans célèbres aux États-Unis, bien qu'il soit lui-même d'origine catalane, et dont le statut de romancier culte est renforcé par son invisibilité forcenée à la manière d'un Salinger ou surtout d'un Thomas Pynchon (auquel il sera abondamment fait référence dans le récit, jusqu'à se demander si ces deux noms ne font pas qu'un seul et même homme...). Bros s'appelle en réalité Rainer et, on l'aura deviné, est le frère de Simon. Voilà vingt ans qu'ils ne se sont vus ni parlé (ils se sont seulement écrits brièvement pour les besoins « intertextuels » de Bros), lorsque ce dernier invite son frère à le rejoindre à Barcelone le 27 octobre 2017, jour de la proclamation de l'indépendance catalane. Que lui veut-il ? Quelle tragédie ou comédie va alors se jouer entre les deux hommes ?
Cette rencontre n'intervient que vers le dernier tiers du roman et est en fluide adéquation, au moins stylistique, avec ce qui le meut tout du long : la place de la littérature dans nos vies, l'incongruité du réel, l'ambiguïté fondamentale de la fiction dont au fond, procède toute vie. Le contexte historique- ce triple effondrement, d'une maison, d'un pays, d'un homme- ne fait qu'ajouter à l'affaire. Vila-Matas en use avec une maestria désabusée et volontiers ironique que ses lecteurs retrouveront avec plaisir. Pour les autres, il n'est jamais trop tard pour bien lire.