Vertige de l’amour ne figure pas parmi les chansons populaires qui ponctuent l’essai décapant de Ruwen Ogien. Pourtant, Alain Bashung y aurait eu sa place. Comme les convives saouls du Banquet de Platon qui discutent de l’amour, le chanteur évoque l’ivresse d’un sentiment. Mais c’est justement cette griserie qui trouble Ruwen Ogien. Il constate que l’amour est de retour dans les librairies, à gauche comme à droite, depuis les ouvrages d’Alain Badiou (Eloge de l’amour, Flammarion, 2009) et de Luc Ferry (La révolution de l’amour, Plon, 2010). Mais pour lui, cette célébration accompagne des fins moralisatrices et politiques, notamment dans le rejet de l’individualisme moderne, donc d’une certaine liberté, y compris en amour.
Méfiant, l’auteur de L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine (Grasset, 2011) évalue donc les clichés sur l’amour. S’agit-il d’une émotion ? A quels états affectifs se rattache-t-il ? Si la perception de la beauté physique est en jeu, comment expliquer que les aveugles tombent aussi amoureux ?, etc. Au tribunal de l’amour, il convoque Platon, Aristote, Kant ou Wittgenstein. Ce spécialiste de l’éthique, proche de la philosophie analytique, est directeur de recherche au CNRS. Mais il s’emploie toujours à être le plus clair possible sur des notions bien plus complexes qu’il n’y paraît.
Ruwen Ogien n’épuise pas ce concept ouvert. Il en révèle les paradoxes et distille juste ce qu’il faut de provocation pour montrer qu’on passe assez vite des vertiges aux vestiges de l’amour romantique à cause de ses conceptions moralement infondées. Et si l’amour était impartial, s’il n’avait pas sa place en morale ? Il n’y a après tout pas de devoir d’aimer, sauf dans les religions. Alors, philosopher ou faire l’amour ? Pour Ruwen Ogien la réponse est évidente. Les deux, mais pas en même temps… Laurent Lemire