Figure et marraine du milieu littéraire parisien - elle a notamment dirigé le Bief de 2013 à 2020 -, Vera Michalski a fait ses débuts en Suisse. Avec son mari, l'éditeur et journaliste polonais Jan Michalski, elle y crée en 1986 les éditions Noir sur Blanc pour faire découvrir les écrivains slaves aux lecteurs francophones. Ils lancent la collection de poche « Libretto » en 1998, puis la maison se diversifie en 2013, avec le label plus expérimental Notabilia : Maya Angelou, Fatima Daas, Gaëlle Josse, dont le prochain roman paraîtra en janvier chez Buchet-Chastel. Acquise en 2001, cette maison est originellement celle d'Henry Miller, de Lawrence Durrell ou de Malcolm Lowry. Ou récemment de Marie-Hélène Lafon, prix Renaudot 2020 avec Histoire du fils.
En 2000, ils ont mis sur pied le groupe Libella que rejoindra en 2004 Phébus, éditeur de roman français (Daniel Arsand, qui y a également été éditeur) et étranger (Joseph O'Connor) ains que de récit de voyages (Sylvain Tesson). Puis Delpire & Co, référence en matière de livre de photographie en 2012, ou encore Les Cahiers dessinés de Frédéric Pajak.
En 1991, la maison a pris la suite de la librairie polonaise du boulevard Saint-Germain à Paris, épicentre du festival Un week-end à l'Est chaque automne. Elle a également créé la maison polonaise Oficyna Literacka Noir sur Blanc à Varsovie (éditrice notamment de Paul Auster ou Umberto Eco en Pologne) en 1987 et racheté en 2003 à l'État Polonais Wydawnictwo Literackie à Cracovie : Witold Gombrowicz et Olga Tokarczuk, la Prix Nobel polonaise publiée par Noir sur Blanc en France.
Éditrice mais aussi mécène, Vera Michalski a grandi en Camargue, dans une réserve naturelle créée par son père, Luc Hoffmann, un des fondateurs du WWF. Son groupe dispose de la librairie du Palais à Arles, qui pilote notamment un salon alternatif durant les Rencontres de la photographie et édite des livres de photo. À la mort de son mari en 2002, à 49 ans, elle a lancé la Fondation Jan Michalski à Montricher dans le canton de Vaud en 2007. Elle y accueille des écrivains, offre des bourses et soutient des projets d'édition, et attribue un prix littéraire chaque année, doté de 50 000 francs suisse.
Livres Hebdo : Comment va Libella ?
Vera Michalski : Dans cette rentrée, La barque de Masao d'Antoine Choplin chez Buchet-Chastel a été sélectionnée parmi les finalistes du prix Femina et du prix Renaudot. Le grand jeu d'Elena Tchijova paru chez Noir sur Blanc a obtenu le prix Transfuge, ce qui est l'occasion de rappeler que nous sommes parmi les rares à encore publier de la littérature russe. Par ailleurs, nous avons changé la charte graphique du groupe et modernisé le logo. Nous maintenons notre caractère original, des maisons différentes les unes des autres, avec notre signature : « Libella, maisons d'éditions indépendantes ». Nous tenons beaucoup à cette notion d'indépendance.
2024 a été marquée par l'arrivée de nouvelles éditrices dans le groupe...
En effet, Libella se renforce. Chez Phébus, Florence Barrau, en charge de la littérature étrangère depuis quelques mois, a notamment publié à la rentrée La couleur noire n'existe pas, de l'italienne Greta Olivo qui a reçu le prix du Premier roman étranger. Marie Eugène est arrivée pour s'occuper du domaine français. Sa première rentrée se fera en janvier 2025 avec des romans comme celui de Claire Hazan, Vies et survies d'Elisabeth Halpern ou le livre de La Grande Sophie issu de son spectacle Tous les jours, Suzanne.
Chez Buchet-Chastel, Clara Dupont-Monod nous a rejoints afin d'apporter des documents percutants, d'élargir notre périmètre, et de renforcer le pôle Essais & documents aux côtés de Laurent Laffont (qui a par exemple publié Un monde sans enfants de David Duhamel). On peut être dans la qualité et s'emparer de phénomènes de société et d'angles nouveaux. Il y a de la place pour des ouvrages très sérieux et des approches plus accrocheuses. On se transforme, mais les fondamentaux liés à la qualité, à la curiosité, à l'exigence éditoriale, demeurent. Et chaque maison conserve sa pleine autonomie éditoriale.
Votre groupe s'est constitué autour des éditions Noir sur Blanc, qui se sont spécialisées dans la littérature d'Europe de l'Est. Comment continuer à faire dialoguer ces cultures alors que la guerre en Ukraine les oppose ?
Noir sur Blanc, canal historique si je puis dire, a commencé en 1986 à prospecter sur les terres de l'est de l'Europe, et surtout les littératures polonaises et russes. Je me rends en Pologne plusieurs fois par an, du fait de nos maisons sur place, et on assiste à un boycott total de la Russie. Sur la télé nationale, on ne peut parler d'aucun livre ayant une thématique ou un auteur russe. Ils ne passent même plus Tchaïkovski à la radio. Nous venons de publier en Pologne les mémoires d'Alexeï Navalny, et le premier réflexe de l'équipe locale a été frileux.
« Ce qui me passionne, c'est le contact avec les auteurs et, pour ce qui est de Libella, je suis totalement éditrice »
Mais maintenant le livre se vend. Noir sur Blanc a été le premier éditeur français à publier des auteurs ukrainiens, bien avant la guerre. Nous avons d'ailleurs acheté les droits du livre que Serhiy Jadan vient d'écrire alors qu'il était sur le front et nous allons bientôt sortir Notre guerre quotidienne, le deuxième tome du Journal d'une invasion d'Andreï Kourkov. Nous continuons à publier de la littérature russe car une fois la guerre terminée, il faudra bien que le dialogue entre la Russie et le reste du monde se fasse aussi par le biais de la littérature.
Vous disposez également d'une collection de poche avec « Libretto ». Est-ce pertinent pour un groupe de la taille du vôtre ?
La pertinence est évidente : des maisons plus petites que les nôtres ont aussi leur collection. Notre collection de poche a connu de belles transformations de livres qui disposaient déjà d'une visibilité. Zouleikha ouvre les yeux de Gouzel Iakhina s'est vendu à plus de 30 000 exemplaires et après Les enfants de la Volga, nous nous apprêtons à sortir en poche Convoi pour Samarcande, qui clôt la trilogie de cette écrivaine russe demeurant au Kazakhstan. Ante Tomić, auteur croate particulièrement apprécié des libraires au moment du confinement avec Miracle à la combe aux Aspics, en a vendu presque autant et il a fait une tournée des libraires à la rentrée pour présenter son nouveau roman Les enfants de Sainte Marguerite, sorti chez Noir sur Blanc en parallèle avec la sortie chez « Libretto » de Qu'est-ce qu'un homme sans moustache ? Pour « Libretto », comme pour toutes nos maisons, nous développons le marketing numérique et nous disposons de notre propre diffusion puisque nous avons six représentants, ce qui permet d'accompagner les auteurs dans la durée.
Vous êtes également à la tête de plusieurs librairies. En quoi ces métiers sont-ils complémentaires ?
Dans le groupe, nous disposons de trois librairies. À Paris, dans le VIe arrondissement, la Librairie polonaise, qui existe depuis 1833, et la librairie-galerie Delpire, liée aux éditions Delpire & co, spécialisée dans la photographie, qui propose un choix original de livres. À Arles, nous avons repris la librairie du Palais, elle aussi spécialisée en photographie. Elle jouxte ce qui a été à l'époque de Louis XIV une des premières librairies de France où se pratique l'activité de risographie, technique d'impression écologique. Elle pilote chaque été un petit salon alternatif durant les Rencontres de la photographie. L'activité du livre photo est incroyablement riche et imaginative, beaucoup d'éditeurs passionnés et de petites maisons font un travail reconnu internationalement. Le livre est une porte d'entrée dans la photographie pour un public plus large.
Vous considérez-vous plutôt comme une mécène ou comme une éditrice ?
Ce qui me passionne c'est le contact avec les auteurs et, pour ce qui est de Libella, je suis totalement éditrice. Nous sommes membres de l'Association développement de la librairie de création (ADELC). J'ai présidé le Bief pendant sept ans et je suis membre du bureau du SNE. Par ailleurs j'ai une tout autre activité avec la Fondation Jan Michalski pour l'écriture et la littérature en Suisse. Nous organisons des rencontres, des festivals, des lectures musicales, des expositions. On y accueille en résidence des auteurs mais aussi des traducteurs. Entre 45 et 50 personnes par an, dans huit cabanes suspendues. Cette année on a reçu 2 200 dossiers. Là aussi, rencontrer et faire se rencontrer les auteurs est notre fil conducteur.