Du côté des lecteurs ?

Vendre des livres aujourd’hui : le cas Cultura

Un magasin Cultura - Photo Maxime Fraisse/Hans Lucas via AFP

Vendre des livres aujourd’hui : le cas Cultura

L'ouverture récente du 118e magasin Cultura à Frouard, dans l’agglomération de Nancy, inspire à notre chroniqueur une série de réflexions sur le modèle économique de l'enseigne de distribution du groupe Socultur.

Alors que les libraires sont inquiets de la situation du marché du livre et que le Centre national du livre tire la sonnette d’alarme sur l’évolution des pratiques de lecture en France, Cultura vient d’ouvrir son 118e magasin à Frouard, dans l’agglomération de Nancy. Qu’est-ce que les choix faits par l’enseigne nous disent de la manière dont il est possible de continuer à vendre des livres aujourd’hui ?

Être où sont les lecteurs

Le magasin est implanté dans une zone commerciale imposante entre un Centre E.Leclerc, un Action et un Decathlon. Il s’adresse ainsi non pas principalement aux lecteurs du centre-ville mais aux habitants pris dans les mouvements pendulaires entre les petites communes qui jouxtent le sillon lorrain et le pôle que constitue Nancy.

Désormais, ces lecteurs n’auront plus à se rendre en centre-ville ou sur Amazon pour satisfaire leurs demandes de livres puisqu’ils disposeront d’un point de vente non loin du lieu où ils remplissent le réservoir de leur voiture ou effectuent leurs courses alimentaires. Et il est possible que cela concurrence un peu les librairies du centre-ville même si, comme on va le voir, l’offre est assez différente et le public visé également. Car le livre se vend quand il est proposé là où se trouvent les lecteurs.

Des livres mais pas seulement

Le magasin offre une déambulation qui commence par des rayons de livres. Ceux-ci représentent à peu près la moitié de la surface de vente de 1 200 m². Et le livre pèse d’ailleurs près de la moitié du chiffre d’affaire de l’enseigne. Mais le client passe ensuite au rayon musique (vinyle autant que CD), papeterie mais aussi jeux de société, jeux vidéo et loisirs créatifs.

La diversité des centres d’intérêt des clients et la pluralité des rôles dans lesquels ils sont engagés (parents, enfants, professionnels, etc.) supposent une diversité d’offres. La même cliente peut trouver sur place un roman pour elle-même, un agenda pour organiser son temps, un jeu vidéo pour sa fille (ou son conjoint) et de quoi fabriquer un gâteau décoratif.

Les lecteurs ne se réduisent pas à leur activité de lecture et on peut les attirer en proposant d’autres produits. Les libraires indépendants perçoivent cette évolution et se mettent à proposer des jeux de société par exemple.

La mise en espace du livre

Ouvrir un magasin revient à affirmer l’importance de la dimension matérielle, physique, corporelle du rapport au livre. Pouvoir toucher, consulter, voir les livres au milieu d’un environnement humanisé par des vendeurs et des clients, c’est accéder à une expérience enrichie du rapport au livre.

L’accès uniquement en ligne est un appauvrissement de ce lien même s’il convient à une partie des achats d’une partie de la population. Rappelons que l’enquête de l’Obsoco montrait que les clients des librairies indépendantes estimaient en 2022 à 32 % la part de leurs livres (neufs ou d’occasion) achetés sur Internet. Le livre est placé dans un environnement et cela plaît aux clients.

Il reste que franchir le seuil d’une librairie indépendante n’est pas chose facile et j’avais montré que 20 % des CSP- (ouvriers et employés) s’y rendent (contre 33 % des CSP+) et que c’était le cas de seulement 12 % des diplômés d’un BEP ou moins (contre 37 % des bac+4 et plus).

Autrement dit, les librairies indépendantes aux multiples vertus peinent à capter les publics les moins familiers. Leur espace souvent exigu et chargé d’une abondance de livres peut rebuter les lecteurs occasionnels. À l’inverse, Cultura donne à voir des livres (souvent le même titre en plusieurs exemplaires) dans un espace plus large un peu comme dans un hypermarché. Cette présentation désacralise l’achat de livre.

Les 1 200 m² permettent également aux clients de ne pas être sous le regard du personnel. Ils peuvent ne pas engager un dialogue qui suppose de s’en sentir capable. Et les bornes automatiques de paiement complètent une offre procurant les moyens de son autonomie au client. Engager une discussion avec une vendeuse en librairie reste possible bien sûr mais elle devient le produit d’un choix ou d’un besoin. Le client maîtrise la situation et la relation.

Clarté

Si les clients peuvent être captés par une multitude de sujets, ils doivent pouvoir se repérer facilement au gré de ce qui les traverse. La signalétique est claire, chaque rayon est bien identifiable y compris par des livres dont les couvertures sont largement présentées. Pour des catégories spécifiques, la signalétique est également bien identifiable : au sein du rayon manga, les amateurs de Shonen ou du Shojo peuvent directement se diriger vers leur genre de prédilection.

Bien sûr, ce rangement limpide nuit à la sérendipité… repoussée à l’intérieur même du rayon. Toutefois, cette organisation correspond au souhait dominant des lecteurs de trouver facilement par eux-mêmes ce qu’ils cherchent. Le magasin se plie à cette aspiration. Les librairies du centre-ville, pour leur part, conserveront cette capacité à fournir aux lecteurs des livres au détour de rayons inattendus.

Du général au spécifique

Le parti pris de s’adresser à une diversité de publics conduit à proposer un nombre réduit de références mais sur tous les sujets. Des tables donnent à voir les meilleures ventes ainsi que l’actualité d’un domaine et il faut se tourner vers les rayons pour trouver des références moins évidentes, où elles sont par ailleurs peu nombreuses.

Cela peut mécontenter les lecteurs spécialisés dans un genre ou en quête d’un titre rare et précis. Mais l’enseigne permet la commande (ou la réservation) et le retrait rapide sur place de façon facilitée par un système de QR code. Ce choix permet à tous les lecteurs d’accéder à leur livre étant entendu qu’une offre pléthorique présenterait le risque avéré de perdre les lecteurs les moins familiers du livre.

Ici l’offre s’adresse d’abord aux lecteurs peu avertis, étant entendu que les plus spécialisés trouveront dans la solution proposée le moyen de satisfaire leurs envies précises. Là où le choix inverse (plonger les lecteurs les moins familiers dans l’abondance) risquerait de produire une sélection favorable aux plus diplômés.

Cette mise en forme de l’offre documentaire crée les conditions d’une démocratisation de l’accès à la lecture. Elle s’inspire et pourrait inspirer les idées qui ont cours à propos de la fréquentation des bibliothèques.

Le loisir d’abord

Le parcours des clients démarre par la littérature générale et très rapidement la romance mais aussi les livres pratiques et pour la famille. C’est à la toute fin du parcours dédié aux livres (c’est-à-dire complètement à l’opposé de l’entrée du magasin) que figure le rayon parascolaire, recherche d’emploi, préparation aux concours. Ce secteur est pris en compte car c’est un sujet de préoccupation d’une partie des clients (et de profits bien sûr) mais on sent que l’intention est bien de mettre en avant le loisir comme s’il s’agissait pour l’enseigne de plonger les lecteurs dans un univers de détente. La lecture plaisir tellement valorisée dans les discours sur la pratique trouverait ici une déclinaison emblématique.

Faire de la place à l’occasion

Dans un contexte d’inflation accrue du prix des livres, le livre d’occasion a gagné des parts de marché dans la période récente. Si en 2024, son chiffre d’affaires aurait reculé de 3,8 % par rapport à 2023, il reste qu’il représente quand même un livre vendu sur cinq. Les lecteurs (plus souvent lectrices) peu fortunés peuvent trouver par ce biais un moyen de réduire leurs dépenses. Et l’enseigne propose des livres d’occasion au milieu des rayonnages de neufs. Les clients peuvent s’adresser à un comptoir dédié à la reprise et même préparer leur passage et estimer le montant de leur reprise à distance.

Cette prise en compte de l’occasion vient nous rappeler que le prix du livre n’est pas anodin dans l’accès au livre.

Articuler implantation locale et appartenance à un réseau

Les clients sont inscrits dans un espace géographique précis mais ils ne sont pas intégralement définis par cet ancrage. Les meilleures ventes de livres se retrouvent globalement sur tout le territoire national. L’aménagement qui correspond aux attentes des clients à un endroit donne des raisons de penser qu’il pourra convenir ailleurs. Tout cela explique une forme de standardisation à la fois dans l’offre de services (site web y compris), d’espaces et de collection.

On peut bien sûr regretter cette uniformisation mais elle peut rassurer une partie des clients en leur donnant à voir un cadre pensé comme adapté à une situation générale et non propre à un seul lieu. L’uniforme (les vendeuses sont identifiables par une veste aux couleurs de l’enseigne) et l’uniformisation rassurent peut-être en assurant une forme de pudique neutralité.

S’adresser aux lecteurs tels qu’ils sont aujourd’hui 

S’agissant de l’offre de livres, cette articulation implique qu’une partie de la mise en place ne découle pas d’une décision locale mais bien de celle du siège. Toutefois, les libraires (vendeuses du rayon livres) peuvent orienter leur rayon à travers des choix qu’elles pourront porter et faire vivre même si des objectifs de rentabilité doivent s’imposer assez rapidement… Les librairies indépendantes conserveront l’attrait de la personnalité que leur confèrent leurs libraires singuliers.

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