Pour ses noirs et blancs profonds, pour leur agencement et son graphisme qui évoquent les miniatures orientales, on a souvent comparé Zeina Abirached à Marjane Satrapi. La dessinatrice libanaise, née en 1981, partage aussi avec son aînée d’origine iranienne un regard à la fois affectueux et détaché, marqué par l’exil, sur son pays natal. Elle en reconstitue également l’atmosphère en faisant appel aux techniques du conte. Mais elle déploie dans des formats singuliers des compositions beaucoup plus géométriques, d’où surgit un climat à la fois moins épique et plus poétique.
Après les percutants petits livres-objets qui l’ont fait connaître chez Cambourakis, la voilà chez Casterman pour un projet plus vaste. Développé sur plus de 300 pages, Le piano oriental fait revivre un instrument miraculeusement épargné lors de la guerre du Liban. De grands musiciens libanais l’ont pratiqué, accompagnés de chanteurs renommés. Car il a la particularité d’avoir été bricolé par l’arrière-grand-père de la narratrice. Abdallah Kamanja a consacré dix ans de sa vie à l’adapter pour la musique orientale, dans laquelle l’intervalle entre deux notes est d’un quart de ton alors que, sur un piano traditionnel, un ton sépare deux touches blanches, et un demi-ton une touche blanche d’une touche noire.
Tout en montrant Abdallah démonter et remonter, jusqu’à douze fois, son piano pour arriver à ses fins, Zeina Abirached dévoile peu à peu son univers et celui de sa descendance, entremêlant les époques dans une ample symphonie familiale et musicale. De "grmbl" en "scrouitch", de "dring" en "grat" et en "roll", la dessinatrice excelle à faire entendre le mouvement d’une pensée, le crissement de chaussures neuves ou le roulement d’une valise sur un trottoir. Et peu à peu se glissent dans le passage des ans et des générations sur le territoire composite du Liban sa propre trajectoire, ses interrogations sur son identité et son rapport aux langues arabe et française qu’elle tricote aussi méticuleusement que ses bandes dessinées, finalement bien plus chatoyantes que ne le laissent supposer ses noirs et ses blancs. Fabrice Piault