Elle se souvient encore de son arrivée. «C’était le 21 septembre 2001. J’ai adoré. Le temps était lumineux. Tout le monde me disait : “C’est l’été indien”, je ne comprenais pas bien l’expression, mais j’étais heureuse d’être là.» A l’origine, Shumona Sinha avait bénéficié d’une bourse de l’ambassade de France en Inde, envoyée dans l’Hexagone afin d’y enseigner l’anglais. Ce qu’elle fit, dans deux collèges du rectorat de Créteil. «Je n’étais pas sûre de rester, dit-elle. Entre l’Inde et la France, je me trouvais dans une situation bancale. C’est quand j’ai publié mon premier roman en français, Fenêtre sur l’abîme, en 2008, à La Différence, que j’ai acquis, à mes yeux, une légitimité. J’ai compris que c’était mon dharma (“ce qui nous porte” en sanskrit) qui m’avait guidée.»
Née en 1973 à Calcutta dans une famille hindoue de kshatriyas, la caste des guerriers et aussi des zamindars, les grands propriétaires terriens d’autrefois, Shumona s’était familiarisée très tôt avec les littératures du monde. «Mon père, professeur d’économie, était un marxiste athée. Ma mère, prof de maths, est plus traditionaliste. J’ai grandi dans une bibliothèque où il y avait plein de livres d’auteurs étrangers, russes ou français notamment, traduits en bengali ou en anglais. C’était un parfum d’ailleurs.» Déjà.
Comme tous les Indiens de bonne famille qui suivent des études, la jeune fille parle plusieurs langues indiennes, l’anglais, et apprend le français, à 22 ans, à la Ramakrishna Mission School of Foreign Languages et à l’Alliance française, où elle enseignera ensuite. En bonne Bengalie, elle se montre sensible à la poésie, y compris celle des garçons qui la courtisent «avec de magnifiques lettres d’amour. Mais mon père les chassait tous !». Puis elle quitte Kolkata (comme on dit aujourd’hui) pour Hyderabad, où elle obtient une maîtrise au CIEFL, l’Université des langues. Ensuite, c’est le saut dans l’inconnu.
Un essai à confirmer
Dès ses débuts, Shumona Sinha, qui avait déjà traduit des auteurs français en bengali, comme Yves Bonnefoy, décide qu’outre ses études à la Sorbonne elle veut «lire et traduire». Tout en enseignant, elle publie ses premières traductions, avec le poète Lionel Ray, «[son] ex-mari», des anthologies de poètes français en bengali et de poètes bengalis en français. Tandis qu’au contact du français «[son] bengali n’était déjà plus le même», elle commence un roman dans sa langue paternelle. «Ça n’avançait pas. La langue, c’est vital. J’avais l’impression de traduire du français en bengali !» Alors elle se lance. Elle écrit, «en français maladroit», Fenêtre sur l’abîme, qui est accepté à La Différence, maison amie des poètes, et publié tel quel. «J’ai été trop impatiente, reconnaît l’auteure. Je n’ai pas voulu retravailler. J’ai eu tort.» Le livre ne passe pas tout à fait inaperçu : un portrait dans Lire, une interview par Alain Veinstein sur France Culture. Mais l’essai reste à confirmer.
« Fashion victim »
Après avoir exercé différents métiers pour vivre et s’acheter les vêtements dont elle raffole («Je suis une fashion victim», s’amuse-t-elle), comme attachée de presse à l’ambassade de l’Inde ou prof d’anglais, Shumona est recrutée en 2009 par l’Ofpra, en tant qu’interprète-traductrice. Elle y reste deux ans, jusqu’à ce qu’elle soit «virée», à cause d’Assommons les pauvres !, son deuxième livre, et son premier à L’Olivier, paru à la rentrée 2011. «J’y dénonçais une usine à mensonges, le système organisé des trafiquants du droit d’asile. Ça a déplu.» Le livre, lui, casse la baraque : presse enthousiaste, deux prix littéraires (Populiste et Valery-Larbaud, après avoir été finaliste du Renaudot), bonnes ventes, reprise en poche…
Après quoi, bien que se sentant «vidée», Shumona Sinha entreprend un autre récit, poussée par une nécessité personnelle : la mort de son père. Ce sera ce Calcutta, publié en janvier, où se mêlent sa propre histoire et celle de son héroïne, Trisha, qui retourne chez elle pour assister aux funérailles, puis revisite la ville, redécouvre la maison familiale, vide, qui lui rappelle l’histoire politique de son pays depuis les années 1970. «Je dois tout à Kolkata, une ville très forte, qui vous marque et vous façonne, dit Shumona. Trisha, c’est un peu moi, avec ma nostalgie, et mon bengali, hésitant au début, parce que je l’ai désappris.»
Shumona Sinha, qui a failli être danseuse de bharat natyam, évolue avec grâce entre ses deux cultures. Sa vie littéraire est désormais ici. Elle voudrait travailler dans l’édition. Mais Calcutta demeure dans sa mémoire et dans son cœur. Rêve-t-elle d’être traduite en bengali ? «Il y a des choses que je peux dire en français, pas en bengali.» La patrie d’un écrivain, c’est la langue dans laquelle il écrit. Jean-Claude Perrier
Calcutta, Shumona Sinha, L’Olivier, ISBN : 978-2-8236-0039-1, mise en vente le 2 janvier.