Bien sûr, il y a l’intrigue et le contexte historique. A la fin du XIXe siècle, sous le règne du roi Humbert Ier, l’Italie se lance à son tour dans l’aventure coloniale, tentant de se tailler un empire en Afrique de l’Est, à partir de l’Erythrée d’abord, occupée en 1885. C’est de là que partira, bien plus tard, en 1935, la conquête de l’Ethiopie. En attendant, les Italiens envoient des contingents de soldats et d’officiers, comme le capitaine des carabiniers royaux Piero Colaprico, de Bari, spécialiste des affaires délicates. Ils recrutent des autochtones, comme le caporal Ogba Ogbagabriel, un Abyssin, son assistant, qu’il appelle son Sherlock Holmes. Car Colaprico, qui a découvert jadis la littérature au pays grâce à son mentor le marquis Sperandio, est un fan de Conan Doyle.
Et justement, l’aristocrate, venu s’installer en Erythrée où il possède plusieurs domaines, est retrouvé pendu, un triste jour, à un sycomore près du village d’Afelba. Suicide ou meurtre ? La veille, au même arbre, trois villageois ont déjà été trouvés branchés. Le lendemain, c’est la vieille sorcière des hyènes, la tante du chef Basha Busru, que Colaprico et Ogba découvrent égorgée.
Les faits sont amplement suffisants pour ouvrir une enquête, laquelle va mener le tandem sur nombre de fausses pistes, avant que, bien des cadavres plus tard, et après avoir failli y laisser chacun sa peau, ils ne découvrent le pot aux roses, sordide. On n’en dira pas plus, même si Carlo Lucarelli s’ingénie, tout au long de son récit, à jouer avec le suspense, en annonçant au début de chaque chapitre ce qui va s’y dérouler. Il s’amuse aussi avec ses héros, unis par une vraie complicité en dépit de toutes leurs différences, même si Ogba se moque, dans son for intérieur, des bévues de son supérieur. Par exemple, croyant bien faire, il lui paye sans arrêt des bières, boisson que l’Abyssin déteste mais n’ose refuser. Lucarelli n’hésite pas non plus à caricaturer les officiers italiens, cupides et bêtes, bouffis d’orgueil, méprisants, mal préparés, qui tentent de mettre des bâtons dans les roues de Colaprico, quand ils ne sont pas eux-mêmes corrompus ou criminels. Les civils (avocat, juge…) ne sont guère épargnés non plus.
Mais le plus drôle, dans ce livre, c’est sans doute le jeu sur le langage, qui a dû rendre particulièrement coton le travail du traducteur, Serge Quadruppani : avec les nombreux traits dialectaux des Italiens, originaires de différentes régions de la Botte, et les pensées intérieures d’Ogba, en tigrigna bien sûr, difficilement transposables dans la langue de Dante.
Fond et forme, Le temps des hyènes est un roman particulièrement réjouissant, construit et mené de main de maître par un écrivain aussi virtuose qu’éclectique (polars, BD, émissions de télé…) et, au final, ambigu : les coupables ne sont pas tous punis. Jean-Claude Perrier