Pour sûr, c'est une histoire ! Celle d'un livre, mais aussi celle d'un historien aux prises avec le temps présent. Jeune agrégé, Pierre Nora a enseigné deux ans à Oran, de 1958 à 1960. De retour à Paris, en mars 1961, il publie chez Julliard Les Français d'Algérie, qui se présente comme une analyse sur le vif. Nora saisit l'atmosphère de la rue et pique quelques expressions chez ces "Froncés" qui ont installé une société sur la distinction raciale.
Les premières pages sont impressionnistes, à la manière d'un reporter qui transmet le ressenti d'une situation par des scènes, des dialogues. Puis s'installe la réflexion. Car là où le journaliste se contenterait de rapporter, de témoigner, l'historien se saisit de sa méthode et du passé pour comprendre ce qui se passe. Non sans une certaine acrimonie à l'égard de ce qu'il constate.
N'est-ce pas risqué d'ailleurs ? Nora revendique cet instantané, ce vécu soumis à l'épreuve du temps. Dans une nouvelle préface, cinquante ans après, il explique qu'il ne s'était pas trompé de cible. Il en veut à ces Français d'Algérie qui ont compté sur la France "pour résoudre magiquement leur histoire". Le jeune prof est en colère. En colère contre cette guerre qui aurait pu tourner autrement, contre ces occasions gâchées, contre ces colons qu'il accable sans ménagement.
Dans une longue lettre inédite reproduite en annexe, Jacques Derrida lui dit combien son livre est juste. Juste mais contestable aussi. Le philosophe qui fut son condisciple en khâgne souligne ses désaccords amicaux. Lui aussi est particulièrement sensible à cette Algérie. Il est né près d'Alger. Pour autant, il veut aussi comprendre les positions de Germaine Tillion ou d'Albert Camus. Et il ne veut pas mettre tous les Français d'Algérie - dont il fait partie - et surtout les libéraux dans le même sac. Il reproche à son "cher Nora" d'avoir, dans son analyse, fait peu de place au FLN et au nationalisme algérien. En revanche, il abonde dans son approche de L'Etranger de Camus avec la scène où Meursault tue un Arabe. «J'ai toujours lu ce livre comme un livre algérien.»
Il y a dans l'ouvrage de Pierre Nora des choses vues saisissantes - le kiosquier algérois qui considère Le Monde comme un journal écrit par des étrangers... - et des formules frappantes. "Non, toute l'Algérie n'est pas fasciste, tous les Français ne sont pas ultras, toute l'armée ne torture pas. Mais le fascisme, les ultras, la torture sont la France en Algérie."
Cette réédition, qui reprend l'introduction de Charles-André Julien en y ajoutant un dossier sur la réception critique du texte avec les articles d'Albert-Paul Lentin dans France Observateur, de Jean Lacouture dans Le Monde et de Germaine Tillion dans L'Express, expose la difficulté et l'ambition aussi qu'il y a à se faire l'historien de son temps.