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Un nouveau maccarthysme

Un nouveau maccarthysme

Après une pétition américaine appelant le festival de Cannes à ne pas décorer Alain Delon d'une Palme d'honneur, Emmanuel Pierrat revient sur plusieurs affaires emblématiques de ce qu'il désigne comme "le nouveau maccarthysme".

Alain Delon s’est vu remettre, dimanche 19 mai 2019, une Palme d’honneur pour l’ensemble de sa carrière cinématographique. Las, une pétition en ligne lancée aux États-Unis est venue ternir la fête. Elle appelait le festival à ne pas célébrer le célèbre acteur désigné comme « raciste, homophobe et misogyne » (« This Racist, Homophobic and Misogynistic Actor Will Be Honored at Cannes », était-elle titrée en affichant une photographie représentant la star).

L’actrice Salma Hayek a fait savoir qu’elle boycotterait la cérémonie, tandis que l’écrivain Bret Easton Ellis fustige les dérives d’une certaine gauche américaine. Jack Lang a très justement invoqué le retour d’une forme de maccarthysme.

De fait, la pétition visant Alain Delon est inacceptable. L’affaire serait encore plus grave si l’on voulait censurer une œuvre, mais le fait de s’opposer à une décoration au motif que l’interprète d’une œuvre serait moralement indigne reste consternant. 

Le cinéma est pourtant le milieu par excellence dans lequel on doit pouvoir séparer le réel de l’imaginaire, la personnalité de l’acteur et son talent à l’écran. Prisonnier de ces nouvelles censures, le cinéma ne sait tout simplement plus rêver : être acteur, n’est-ce pas pourtant devenir autre chose que sa propre vie ? 

Brisseau, Polanski, Spacey, Allen

Un autre exemple témoigne de cette pente dangereuses. Le cinéaste Jean-Claude Brisseau est décédé le 11 mai 2019, juste avant l’ouverture du festival de Cannes : or, dans nombre de nécrologies qui lui ont été consacrées, a surtout figuré le rappel des affaires de mœurs pour lesquelles il avait été condamné. 

De même, les films de Roman Polanski - quel que soit leur propos -, ne seraient plus aisément programmables. La rétrospective que lui a consacré la Cinémathèque française s’est déroulée sous les huées de manifestants violents. Il y a fort à parier que la sortie de son affaire Dreyfus à l’automne prochain sera tumultueuse.

L’acteur Kevin Spacey a été éradiqué de la série House of Cards comme que de All the money of the world, le film de Ridley Scott qu’il avait déjà tourné et au sein duquel il a été remplacé a posteriori, comme dans une production stalinienne… Woody Allen voit les appels au boycott se multiplier : ses films sont stigmatisés et les plus grands éditeurs américains ont, en ce printemps 2019, retoqué les Mémoires qu’il comptait écrire. 

Thomas Sotinel, journaliste au Monde, s’est penché, début 2018, sur son cas dans un éclairant article intitulé « Revoir l’œuvre du cinéaste à l’heure du #Metoo » : « Mais la vérité sur Woody Allen ne sera jamais projetée sur un écran. Et rien, dans l’histoire du cinéma, ne permet de penser que l’on puisse fonder son intime conviction en regardant les films d’un accusé. Entre l’absolution et la condamnation, il y a le doute. C’est une issue rationnelle, c’est aussi un refuge, mon refuge, un espace qui n’est pas imperméable aux échos du monde réel, mais qui permet aux fictions de vivre leurs vies de fictions sans se soumettre aux verdicts de la justice ou de l’opinion publique. »

Ce qui  devrait compter, en réalité, c’est de savoir si ces œuvres posent des problèmes par leur contenu, ce qui n’est pas le cas. Elles sont innocentes, voire inoffensives.

Le monde du livre lui aussi touché 

Seule cette logique doit continuer de prévaloir et explique pourquoi les croûtes peintes par Hitler peuvent être vendues aux enchères, aussi répugnantes peuvent nous paraître les motivations des collectionneurs des œuvres du Führer.

Car le marché de l’art est également atteint par cette nouvelle censure. Les expositions consacrées à Chuck Close et Thomas Roma, deux artistes américains de renom aux prises avec les #Metoo, ont été annulées par la National Gallery of Art de Washington.

Hâtons-nous de prévenir ici que ceux qui dénoncent ne se posent pas la question de savoir si ces créateurs ont été ou non vraiment jugés. Au diable la présomption d’innocence : la plupart des acteurs et cinéastes en cause ne sont pas encore, voire ne passeront pas, en justice. Mais ils ont été déjà condamnés par le tribunal des tweets et de l’opinion publique. Et celui qui a purgé sa peine ne connaîtra pas de trêve et continue de devoir payer sa faute, alors que la justice s’est prononcée, que la remise en liberté n’est pas contestée, qu’aucune interdiction de chanter n’a été prononcée à son encontre. Foutre de la réinsertion ! Montrons-nous plus barbares que le meurtrier n’a su l’être.

Dans le monde du livre, la gangrène gagne du terrain : ont déjà été vilipendées les œuvres des très populaires auteurs pour la jeunesse que sont James Dashner (qui a signé la série L’épreuve) et l’illustrateur David Diaz, accusés tous deux sur les réseaux sociaux de harcèlement et d’agression sexuels. Leurs éditeurs (en particulier la légendaire et emblématique maison Penguin) les refusent, leurs agents les quittent, les libraires américains les retirent des rayons. Un des éditeurs britanniques de James Dashner, Abdul Thadha - directeur général de Sweet Cherry Publishing – assène comme une évidence : « Nous ne pouvons pas soutenir un auteur qui est impliqué dans un harcèlement au sein de l'édition. Ce ne serait pas moralement bien ou juste pour celles qui se sont manifestées. » Et ce alors que le contexte et le lieu de ses forfaits restent très flous.

Présomption d'innocence 

Tout se passe comme si ces auteurs devaient être sanctionnés dans leur œuvre, à défaut d’être traduits en justice (faute de preuves, en raison de la prescription, etc.). Citons aussi, puisque leurs noms sont publiés ouvertement, Daniel Handler, connu aussi grâce au pseudonyme de Lemony Snicket, auteur des Désastreuses aventures des orphelins Baudelaire, à son tour désigné pour des propos tenus lors de conférences et d’événements publics. Lui-même a publié un communiqué selon lequel il admet « que certains mots ou comportements qui semblent inoffensifs ou libérateurs à certains peuvent être très irritants pour d'autres ». Le 1er mars 2018, sa remise d’un diplôme à la Wesleyan University a été annulée par l'établissement, et l’écrivain a renoncé à cette distinction. Ressortait alors en sus une blague au fumet raciste prononcée à l’occasion des National Book Awards 2014. Ses adversaires avaient relevé - quel rapport ? - le manque de diversité parmi les auteurs jeunesse américains.

Quant à Sherman Joseph Alexie Jr, connu aussi bien en vertu de ses livres sur les populations amérindiennes que pour ses écrits destinés à la jeunesse, il a dû annuler la remise d’un prix par l’Association des bibliothécaires américains et annoncer le report de la parution de Mémoires sur sa mère, tout en reconnaissant : « Au cours des dernières années, j’ai fait des choses qui ont pu blesser des gens, y compris ceux que j’aime le plus profondément. À tous ceux que j’ai pu blesser, je présente mes excuses les plus sincères. Je suis vraiment désolé »

Il y a – c’est certain - un monde entre les photographes de mode Terry Richardson, Seth Sabal, Greg Kadel, Patrick Demarchelier, Andre Passos ou David Bellemère, ou encore les chefs d’orchestre James Levine et Charles Dutoit, accusés d’avoir utilisé leur pouvoir professionnel à des fins sexuelles, et ceux qui les auraient commis hors de ces cadres ou n’auraient, finalement, aucun lien avec les faits, présumés ou non. Alors que tous bénéficient de la présomption d’innocence, certains seraient des harceleurs classiques du monde du travail – du contremaître au PDG -, alors que l’œuvre des autres n’a aucun rapport avec leur libido. Mais c’est sans doute là un distinguo trop subtil pour notre époque qui juge à la vitesse d’un post.

Point de vue artistique et point de vue citoyen 

Il y a encore une grande nuance à opérer entre Dashner, Diaz, Alexie et Handler, auteurs d'une œuvre insoupçonnable, et Jay Asher (écrivain de 13 Reasons Why), accusé lui-aussi, mais dont le roman met en scène le suicide d‘une jeune fille qui explique son geste dans treize cassettes évoquant notamment le harcèlement sexuel dont elle a été victime. Mais nos ennemis, qui viennent du camp du bien auxquels j’espère encore appartenir - celui qui combat le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie ou encore le sexisme – ne font pas dans la nuance.

Revenons enfin sur le milieu de la musique et le cas de Bertrand Cantat, tant il est éloquent. 
Bertrand Cantat - qui inspire peu la sympathie mais a purgé sa peine et donc « payé sa dette » - est désormais banni de concert. Dès sa sortie de prison, la « réinsertion » s’est compliquée. D’autant plus que son ancienne épouse, Kristina Rady, s’est suicidée et que les raisons de ce décès sont confuses. Thierry Langlois, le tourneur, qui a programmé Bertrand Cantat en 2014 à son retour sur scène, témoigne : « La tournée de 2014 s’était magnifiquement passée, avec quatre-vingts concerts. J’ai des souvenirs incroyables à La Cigale, à Paris. On avait vendu cinq dates en un rien de temps. »

Mais la suite tourne vinaigre, en particulier en 2017, puis en 2018. Ce sera notamment en octobre 2017, la une des Inrockuptibles, qui prend des allures de « bataille de l’opinion ».
Puis, en fin d’hiver 2018,? Bertrand Cantat renonce à se produire dans les festivals. Il explique : « Pour mettre fin à toutes les polémiques et faire cesser les pressions sur les organisateurs », tout en invoquant son « droit à la réinsertion (…) J’ai payé la dette à laquelle la justice m’a condamné, écrit-il. Je souhaite aujourd’hui, au même titre que n’importe quel citoyen, le droit à la réinsertion. Le droit d’exercer mon métier, le droit pour mes proches de vivre en France sans subir de pression ou de calomnie. Le droit pour le public de se rendre à mes concerts et d’écouter ma musique. » Mais la plupart des concerts de la tournée sont maintenus, y compris pour deux soirs à l’Olympia, en mai 2018.

Son manager, Sébastien Pernice, déclare à son tour : « Il n’y a pas de promotion de l’album, on entend dire à longueur de journée qu’il ne faut pas acheter ses disques sous peine de cautionner les violences faites aux femmes... C’est un amalgame. » Didier Viricel, directeur du festival Aluna, à Ruoms, en Ardèche, a déprogrammé le chanteur : « Les manifestations et désistements de certains festivaliers et mécènes, sans lesquels le festival ne peut avoir lieu, ont amené la direction du festival à prendre cette décision », alors qu’il affirmait peu avant : « Nous connaissons Bertrand depuis des années (...). Il a une histoire moche, c’est un cas de conscience pour nous, mais nous ne sommes pas des juges de paix. »

La secrétaire d’État Marlène Schiappa a en revanche argué : « Je ne remets pas en cause le fait qu’il a le droit de travailler et de chanter. Ce qui m’a choqué et ce qui me choque toujours, c’est qu’on vise à en faire une sorte de héros romantico-rock, et je crois que cela contribue à la culture du viol et à la culture des violences en direction des femmes. (...) On ne peut tuer une femme par amour. »

Soyons en effet encore plus clairs pour conclure : si je me fiche au point de vue artistique de savoir si Alain Delon est raciste, homophobe ou sexiste, cela ne veut pas dire que le citoyen que je suis demeure indifférent ! Mais il ne faut pas confondre cette curiosité ou cette réprobation avec l’appréciation cinéphilique. Peu importe que tel acteur nous inspire de l’admiration et tel autre du dégoût : cela ne doit pas entrer en compte dans notre capacité à regarder leur œuvre ou leur carrière. 

Sauf à vouloir vider nos bibliothèques en en retirant illico les romans du collabo Céline, de toutes les fictions (pour enfants et adultes) du pédophile Lewis Carroll, des poèmes de l’assassin François Villon, des récits du voleur Malraux ou de la prose du voleur Jean Genet.

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