"Vous voulez bien revenir dans quelques jours ? Je peindrai votre visage." Giacometti a dit cela naturellement. Evidemment, Yanaihara Isaku (1918-1989) est revenu. Le jeune professeur de philosophie japonais se plie volontiers aux demandes de l’artiste qu’il admire. Il fera 230 séances de pose de 1956 à 1961 et reviendra chaque année à Paris pour ces exercices immobiles. En conclusion de cette aventure inédite, il publiera un livre magnifique et poétique.
"C’est effrayant", murmure Giacometti devant ce visage qui devient objet sous son regard. Yanaihara ressent lui aussi cette pétrification lors des longues séances durant lesquelles il ne doit pas bouger. Une complicité intellectuelle étonnante s’installe entre les deux hommes, dans l’atelier parisien de la rue Hippolyte-Maindron ou dans les cafés de Montparnasse et de Saint-Germain-des-Prés où l’on croise Genet, Sartre, Aragon, Tzara, Simone de Beauvoir, Claude Lanzmann ou le poète Olivier Larronde.
Yanaihara nous montre un Giacometti farceur et concentré, marmonnant des "impossible" ou des "complètement raté" face à son modèle impassible qui enregistre tout et qui se décourage de ne pas voir le tableau avancer. "Peindre est une sorte de guerre. C’est rigoureusement du même ordre, je m’effraie moi-même." Les photos traduisent elles aussi cette atmosphère étrange d’un artiste qui cherche à voir au plus près, à saisir le visage de l’homme qui marche.
Giacometti se bat avec cette tête qu’il dessine, qu’il sculpte et qu’il redessine avec l’énergie du désespoir. "On ne peut pas dessiner d’après nature ce qu’on n’a pas étudié de mémoire." Il y a du défi chez lui et de la fascination chez Yanaihara, qui s’examine lui aussi dans l’œil du peintre. Habituellement, c’était sa femme Annette et son frère Diego qui posaient pour lui. "Je ne le répéterai jamais assez, Giacometti avait pour ambition de fixer sur la toile ma tête telle qu’il la voyait, comme elle était sous ses yeux, sans rien ajouter ni retrancher de la sensation. Dès lors, la tête n’était plus une tête, mais une existence nue séparée par un vide constant, une mystérieuse boule faite de menus accidents rigoureusement reliés entre eux."
Avec Giacometti paraît au Japon en 1969, trois ans après la mort de l’artiste. Annette exige le retrait du livre et l’interdiction de toute publication au Japon comme à l’étranger pour atteinte à sa vie privée. Le texte a reparu à Tokyo en 1996, amputé de deux chapitres. Voici pour la première fois en français la version intégrale. C’est, avec celui de Genet, l’un des plus beaux témoignages sur Giacometti. Laurent Lemire