Ce n’est pas le dernier, mais le prochain verre qui occupe l’alcoolique. Car il y a toujours un prochain verre, un autre jour, une autre cuite. Daniel Schreiber ne voulait plus de cela. Alors il a arrêté. De boire, mais pas de vivre. A sa manière, il raconte. Il le fait en journaliste qui se documente sur son sujet en interrogeant la philosophie, la médecine, les sciences humaines, mais aussi en écrivain. Sa prose ne tourne pas autour du pot, elle ne s’encombre pas non plus de bien-pensance comme c’est souvent le cas dans ces témoignages d’ex-poivrots qui ne supportent plus que l’eau.
Ce qui affleure dans cet essai, c’est d’abord la douleur d’un combat de chaque jour, de chaque minute où l’on craint de replonger. Le très populaire critique d’art berlinois finit même par éviter les amis, les vernissages et les soirées par peur de céder à la tentation du "on s’en jette un petit". C’est donc assez seul qu’il engage la lutte contre ses démons intérieurs. "Lorsque je repense à cette époque régie par la boisson, c’est surtout cela qui me revient à l’esprit : ce malheur en sourdine, cette dépression toute quotidienne, furtive comme une lame de fond, ce sentiment souvent très difficile à réprimer que quelque chose de fondamental, dans ma vie, n’allait pas."
Daniel Schreiber montre l’impasse de l’addiction, une vie que l’on ne peut plus imaginer sans alcool comme certains ne peuvent l’envisager sans la cigarette. Il explique aussi combien il est illusoire de penser s’arrêter après avoir touché le fond. Mais où se situe-t-il, à quelle profondeur et aura-t-on assez de force pour remonter ?
Ce jeu trouble avec l’alcool est un jeu de dupe avec lui-même. Il sait qui va gagner, mais il veut tout même tenter sa chance pour faire mentir toutes les prédictions. Il pèse 125 kilos, il souffle, il souffre. Daniel Schreiber décrit une catatonie de l’ivresse, une existence pétrifiée dans la perspective du prochain verre. Il n’imagine plus sa vie sans alcool, il ne l’imagine plus avec. C’est là que surgit le tragique. Il n’imagine plus sa vie du tout. Alors il s’informe des travaux sur la dépendance et contacte des associations. Le biographe de Susan Sontag sait que la sortie prendra du temps, d’autant que la société s’accommode de la boisson comme d’une pratique récréative, conviviale voire culturelle. "Quand je repense à ma vie de buveur, surtout aux dernières années, ce qui me terrifie le plus, c’est cette sensation de perte de soi qui me submergeait alors. Ce sentiment de dissociation, de division entre deux personnes cohabitant dans le même corps : celle qui restait sobre et celle qui buvait."
Ce best-seller en Allemagne fait penser au témoignage du grand reporter Hervé Chabalier, le fondateur de l’agence Capa, qui racontait sa descente aux enfers et sa cure de désintoxication dans Le dernier pour la route (Robert Laffont, 2004). Daniel Schreiber, lui, les décrit comme la fin d’une histoire d’amour qui se termine bien. "J’ai bu mon dernier verre un jour d’été, en 2011, à l’hippodrome berlinois de Hoppegarten." L. L.