Après La guerre d’Alan (L’Association, 2000-2008), l’un des romans graphiques majeurs des années 2000, et L’enfance d’Alan (L’Association, 2012), on aurait pu croire qu’Emmanuel Guibert en avait fini avec les souvenirs d’Alan Ingram Cope, ex-soldat américain engagé dans les combats de la Seconde Guerre mondiale. Le dessinateur revient pourtant avec un troisième livre formidable sur un amour d’enfance d’Alan.
Martha & Alan relate à la première personne, par la voix d’Alan, la rencontre de celui-ci avec la petite Martha dans la Californie de l’orée des années 1930, alors qu’ils n’ont que 5 ans. Dans la cour de leur école, le premier réconforte la seconde, exclue d’un jeu par ses camarades. Ils deviennent des amis très proches, partagent toutes sortes de jeux, participent ensemble à une chorale d’enfants. Alan est souvent fourré chez Martha et l’accompagne à ses récitals de piano. Mais alors qu’il n’a que 13 ans, il perd sa mère. Son père, âgé de 40 ans, se remarie avec une femme de vingt ans sa cadette, qui mène la vie dure à l’adolescent. A la suite d’un incident bénin, elle lui interdit de revoir Martha. Lui va obéir, soucieux de plaire à sa belle-mère et de ne pas entraver le bonheur de son père. "J’obéissais terriblement", dit-il avec une pointe de regret.
Emmanuel Guibert illustre ces épisodes par de beaux dessins en double page, qui évoquent ceux d’un album pour enfants. Sourdent la nostalgie d’un bonheur passé, une mélancolie tendre et profonde. A 18 ans, alors qu’Alan est appelé sous les drapeaux, il enfourche sa bicyclette pour rendre à nouveau visite à Martha, retrouve une partie du charme de leur relation même si, de son côté à elle, un léger décalage s’est installé avec les années. Il cherche encore à la voir deux ans plus tard, alors qu’il s’apprête à embarquer pour l’Europe en guerre. Cette fois il ne peut rencontrer que sa mère. Il apprend qu’elle a attrapé la polio et qu’elle s’est fiancée. Lui doit partir sans attendre.
Trente ans après, alors qu’il est resté faire sa vie en France et y a pris sa retraite, il lui écrira encore et ils entretiendront une correspondance aussi douce que distante. Emmanuel Guibert retrace ce qui fut. Il laisse aussi imaginer ce qui eût pu advenir, ce qui a peut-être été rêvé ou fantasmé sans se constituer en projet abouti. Il chronique le réel en y incorporant tous les possibles qui en sont partie prenante. Fabrice Piault
