Serions-nous, tous, potentiellement des bourreaux pourvu qu’une autorité nous le demande ? C’est ce que laissent penser les travaux de Stanley Milgram (1933-1984). Près d’un demi-siècle après cette démonstration, les éditions Zones proposent la traduction inédite de l’article scientifique publié en 1965 dans Human Relations. Un texte qui fait froid dans le dos.
Le psychosociologue y détaille les processus de sa fameuse expérience. Sous le couvert de l’étude de l’apprentissage de la mémoire, il demande à des hommes ou des femmes d’infliger des chocs électriques de plus en plus violents, de 15 à 450 volts, à une victime innocente. Jusqu’où iront-ils ? C’est tout l’enjeu du test.
Car bien sûr, le cobaye qui est un comédien ne reçoit aucune décharge. Ce que Milgram observe, c’est le mécanisme de la soumission à une autorité qui peut conduire chacun à devenir un fonctionnaire de l’horreur. Sur le millier de personnes, 63 % ont accepté d’infliger des souffrances mortelles à des inconnus en allant jusqu’au voltage maximal.
« C’est drôle comme on commence vraiment à oublier qu’il y a un gars de l’autre côté, même si on l’entend, explique un participant après la séance. Pendant un bon bout de temps, je ne pensais plus qu’à allumer les interrupteurs et à lire les mots. »
Pour compléter l’article, Michel Terestchenko rappelle les conditions historiques de cette expérience et Mariane Fazzi en raconte la postérité. Juif new-yorkais, Milgram veut comprendre ce qui a permis la Shoah. Quand il commence ses expériences sur l’obéissance à l’autorité, le procès d’Eichmann se déroule à Jérusalem. Hannah Arendt en tire l’argument philosophique de la banalité du mal, et lui la valide dans son laboratoire en demandant à des gens ordinaires de torturer des inconnus… Il montre que l’obéissance est le choix le plus simple, le moins coûteux pour la plupart des individus et qu’il leur est ensuite difficile de s’écarter de cette voie.
Bruno Bettelheim, ancien déporté, reprochera à Milgram d’avoir placé ces quidams dans une fiction. Pour le psychanalyste, ces travaux n’ont aucune valeur et « s’inscrivent dans la lignée des expériences faites par les nazis ». En tout cas, Milgram enflamma l’Amérique et les milieux de la psychologie sociale en montrant qu’un pays démocratique possédait un nombre considérable de tortionnaires en puissance.
En 1974 paraissait chez Calmann-Lévy son livre, Soumission à l’autorité, qui développait l’article initial. Mais c’est le film d’Henri Verneuil, I… comme Icare, en 1979, qui révéla l’expérience au public français dans une scène d’anthologie. Roger Planchon, dans le rôle d’un Milgram, détaillait tout le dispositif au procureur Volney joué par un Yves Montand indigné.
« - Monsieur le procureur, vous, c’est à 180 volts que vous avez réagi… - Votre expérience est impitoyable ! » Impitoyable, en effet… L. L.