SIX LIBRAIRIES 3/6

Thuard : la librairie qui vous veut du bien

L'escalier desservant les trois niveaux de la librairie. - Photo OLIVIER DION

Thuard : la librairie qui vous veut du bien

Dans un marché du livre confronté à une révolution des modes de consommation, comment les grandes librairies créées il y a plusieurs décennies en région dessinent-elles leur avenir ? La réponse en six épisodes, à travers six institutions, leur histoire, leur "patron". Notre troisième étape : Thuard, au Mans, qui fête ses 25 ans.

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Par Cécile Charonnat
Créé le 03.11.2014 à 18h37 ,
Mis à jour le 26.01.2015 à 17h32

Elle a été choisie par hasard. Mais finalement, la couleur verte qui pare la librairie Thuard, de la devanture à la moindre signalétique, a fini par aller comme un gant à son positionnement. "Je veux être une actrice de ce nouveau monde qui émerge, un monde qui, j'espère, sera meilleur et imprégné de développement durable. Je veux ajouter ce message à mon métier et faire en sorte que ma librairie contribue à ce mouvement", explique Anne-Sophie Thuard, qui arpente trois fois par semaine les marchés manceaux pour alimenter en produits biologiques et locaux son café-restaurant installé au premier étage de la librairie. Une préoccupation écologique et sociétale que les clients ont d'ailleurs retrouvée à l'occasion des 25 ans de la librairie. Pour fêter son quart de siècle, Thuard a en effet accueilli tout au long du mois de novembre, outre Bernard Pivot, figure des lettres françaises, Erik Orsenna, pour son travail sur la mondialisation à travers ses histoires du coton, de l'eau et du papier, et Nicolas Hulot. "Avec ce dernier, nous avons un peu le même parcours, souligne Anne-Sophie Thuard. Pour lui, la beauté de la nature l'a conduit à l'écologie, pour moi c'est le goût et le commerce des livres. La lecture reste un vecteur de connaissance incomparable, qui m'a permis, entre autres, de me perfectionner dans beaucoup de domaines."

C'est donc progressivement qu'Anne-Sophie Thuard a choisi de faire reposer les fondations de sa librairie, et son avenir, sur le développement durable, axe qu'elle conjugue avec le plaisir apporté aux clients, s'inspirant ici du concept développé par Gilles de La Porte à La Galerne. "Aujourd'hui, ce qui fait sortir les gens, ce sont les émotions. Il faut, pour les motiver, qu'il se passe quelque chose sur le plan humain dans nos magasins. Nous devons donc élargir notre rôle, ne pas seulement considérer le tiroir-caisse et aller au-delà du commerce, inventer des endroits où le client se sente bien. Toutefois, je veux aller encore au-delà, jusqu'à contribuer au bien-être de mes clients", explique la libraire. Pour cela, elle s'appuie sur les rencontres, une centaine environ par an. Rarement organisées autour de têtes d'affiche, elles misent davantage sur les préoccupations quotidiennes des gens ou des questions de société.

Dans la même optique, Anne-Sophie Thuard investit dans le confort pour sa clientèle. Dans son premier magasin, créé en 1987, des poufs égayent déjà les rayons. Lorsqu'elle déménage en 1995 dans le local qu'elle occupe toujours, elle les remplace par des chaises, des fauteuils et deux canapés. Avec son mari, architecte de formation embarqué dans l'aventure Thuard, elle travaille également autour de la lumière naturelle, qui baigne l'ensemble de la boutique, et notamment le café-restaurant, ouvert en 2005 sur le modèle de La Galerne ou de Dialogues. Espace de convivialité, l'endroit s'intègre parfaitement à la librairie et accueille les rencontres. Pour faciliter la circulation et donner encore plus de place au livre, elle fait évoluer son mobilier : aux meubles originaux, lourds et encombrants succède du matériel léger, arrondi et facilement déplaçable, dessiné par son époux. Le deuxième étage, ouvert en 2003 et consacré au scolaire et à l'universitaire, ressemble à une bibliothèque avec sa dizaine de tables de travail sur lesquelles les enseignants préparent leurs cours et les étudiants révisent les leurs. "Dans dix ans, ces jeunes viendront avec la poussette", pronostique Anne-Sophie Thuard.

Pour cela, elle mise aussi sur l'accueil et le service, qui gouvernent l'organisation interne de la librairie : quasiment tous les salariés sont à même de répondre à la demande d'un client, chacun met la main à la pâte pour la caisse, et l'entrée en stock des livres ou les retours se font sur la surface de vente. Chaque libraire est également invité à perfectionner son sens de l'observation et de l'écoute. Une exigence qu'Anne-Sophie Thuard >s'applique d'abord à elle-même. "Elle a cette faculté de bien accueillir le client, que ce soit pour du scolaire ou pour de la littérature. Elle est toujours présente dans sa librairie, c'est assez atypique", souligne Michel Lochu, représentant Hachette illustré (Marabout, Le Chêne, etc.).

"L'accueil a toujours été une de nos forces, et certainement ce qui nous a sauvés au tout début, avec le scolaire", reconnaît Anne-Sophie Thuard. Lorsqu'elle crée la librairie, 250 m2 dans une petite rue à l'écart des zones de passage, elle joue d'abord sur l'efficacité, selon le modèle hollandais qu'elle a quitté quelques années plus tôt. "La capacité à renseigner rapidement le client était alors le premier critère", souligne la libraire, qui, dès que cela est possible, informatise sa boutique. Malgré tout, le démarrage reste très difficile et c'est l'introduction du scolaire, en juin 1988, qui fait décoller les chiffres. "Le bouche-à-oreille a fait le reste et le pari était alors gagné", se souvient Anne-Sophie Thuard.

Très vite à l'étroit, le magasin s'agrandit de 200 m2 en 1991. Avec le déménagement de 1995, la surface de vente passe à 800 puis, huit ans plus tard, à 1 000 m2, selon une stratégie d'expansion mesurée, qui passe notamment par l'achat des murs. Gérée prudemment, la librairie n'a jamais connu de grands bouleversements. "Je préfère la politique des petits pas", souligne Anne-Sophie Thuard. Une conduite qui l'a menée aujourd'hui à une situation économique saine, sans dettes et libérée de toute emprise des banques, et qui lui permet de regarder l'avenir sereinement.

Un avenir qui ne passe pas encore par le numérique. "Je n'ai pas peur de rater le train. Simplement, je n'en vois pas aujourd'hui l'intérêt. Financièrement, il n'y en a aucun, et je risque surtout de scier la branche sur laquelle je suis assise." Pour les mêmes raisons, elle n'a pas embarqué dans le train 1001Libraires, un projet qu'elle ne trouvait pas "sain. Payer en un clic, c'est trop tentant". Pour autant, elle ne rejette pas les nouvelles technologies, mais les utilise plus comme des leviers pour accroître la fréquentation. Le site Internet de la librairie, créé en 2003, propose la réservation en ligne, mais il ne met pas en avant la livraison, même si cela reste possible. Elle croit aussi beaucoup dans la géolocalisation, qu'elle aimerait développer davantage. Mais elle reste avant tout convaincue qu'elle exerce un "métier d'avenir. On aura toujours besoin de s'informer et avec le livre, on peut le faire avec plaisir".

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