Hemda Horowitch va mourir. Cette vieille femme qui s’éteint des suites d’une attaque cérébrale, comme une bougie que l’on souffle, a grandi dans un kibboutz où elle aima trop son père (qui le lui rendit mal) et ne vit pas assez sa mère. Elle vécut à Jérusalem, s’y maria sans conviction, y donna naissance à deux enfants, une fille et un garçon, Dina et Avner. Puisqu’il ne fut question dans sa vie que d’amour, de son absence au moins, elle les aima inégalement, offrant à l’un jusqu’à l’excès, ce qu’elle ne fit jamais que concéder avec parcimonie à l’autre : un regard tour à tour bienveillant, amoureux et possessif. Et dans la nuit où elle s’apprête à basculer, chacun, les vivants comme les morts, revient faire un dernier tour de piste pour tourmenter encore cet enfant qui ne sut ni vieillir ni aimer.
Hemda mettra à mourir bien de l’application et quelque quatre cents pages. C’est un tombeau de papier, magnifique et glaçant, en même temps qu’un concentré de colère, que lui offre l’une des plus accomplies romancières de ce temps. Tous ceux qui ont eu la chance de lire Vie amoureuse, Mari et femme ou Thèra (Gallimard, 2000, 2002 et 2007) savent que Zeruya Shalev est l’incontestable chef de file de la littérature israélienne contemporaine (avec sans doute, dans un registre plus "classiquement" romanesque, Eshkol Nevo). Elle le confirme avec cette leçon de ténèbres, ce magistral Ce qui reste de nos vies. Tour à tour, Hemda, du fond de sa chambre d’hôpital, Dina et Avner, à son chevet ou dans ce qui reste de leurs foyers respectifs, viennent y exposer leurs chagrins, leurs peurs et parfois, même si de façon ténue, leurs espoirs. Dina a trop aimé sa fille unique qui désormais adolescente, s’éloigne d’elle, n’a pas su retenir son mari. Avner est un avocat idéaliste défenseur de plus en plus sans illusions de la cohorte de laissés-pour-compte que génère la société israélienne. Et tandis que sa sœur se perd dans un rêve d’adoption et d’harmonie retrouvée, à l’hôpital, il rencontre une femme venue accompagner son amant mourant.
Pas un instant Zeruya Shalev ne permet que retombe l’intensité de son récit, jamais non plus elle ne laisse le contexte sociopolitique de son pays le coloniser. Bien sûr, ces femmes aux prises avec la promesse non tenue du monde et de leurs vies peuvent être comprises comme autant de métaphores d’Israël. Pourtant, il est moins question de cela que, dans une langue ample et précise à la fois (servie par une traduction impeccable), de la lenteur des choses et des éclats d’épiphanie que donne toute existence. Sur la famille, la maternité, la dépossession de soi, ce livre magnifique offre une méditation funèbre. O. M.