Dans la forme, le reportage du photographe documentaire Carlos Spottorno et du journaliste Guillermo Abril rappelle les expériences étonnantes menées il y a trente ans par Jean Teulé. Dans Gens de France (Casterman, 1988) ou Gens d’ailleurs (Casterman, 1990), l’écrivain et auteur de BD relatait la vie et les obsessions de personnages étranges à travers un assemblage de photographies retravaillées et recolorisées, entre roman-photo et bande dessinée. En faisant ressortir certains détails, en créant des articulations inattendues entre les images, cette approche introduit dans la photographie une distance qui l’ouvre sur une nouvelle dimension surréelle. Mais sur le fond, les deux reporters espagnols ne racontent pas, eux, comment par exemple un inventeur du dimanche construit pendant ses week-ends un vaisseau spatial dans son jardin. Ils se sont portés pendant trois ans, de 2014 à 2016, aux frontières de l’Europe, de la Méditerranée à la Finlande en passant par les Balkans, pour observer, à travers les flux de migrants, l’ouverture d’une crise béante de l’identité européenne, la montée des nationalismes, l’érection de murs aux portes du continent.
Guillermo Abril raconte dès les premières pages de La fissure comment la rédactrice en chef du magazine espagnol El País semanal lui a demandé, en décembre 2013, de "voyager aux frontières de l’Europe" avec Carlos Spottorno. Les voici aux confins, dans un clair-obscur constitué par leur traitement de la photographie. Ils sont à Mellila, une enclave espagnole au Maroc ; à l’intersection de la Bulgarie, de la Grèce et de la Turquie ; sur un canot au large de Lampedusa ; entre Hongrie et Serbie, Serbie et Croatie ; puis en Lituanie, entre la Pologne et l’Ukraine, ou encore au nord de la Pologne ; en Estonie et jusqu’en Finlande. Partout des grillages, des militaires plus ou moins désemparés, des campements de fortune et surtout des hommes, des femmes, des enfants, qui pataugent entre deux mondes, nulle part, dans des conditions précaires, pendant des semaines, des mois, parfois des années. Beaucoup portent sur leurs corps les stigmates de leurs tentatives avortées pour franchir les barrières. Tous sont marqués par les traumatismes vécus dans leur pays d’origine et dans ceux qu’ils ont traversés. Accompagnant leurs images d’un simple fil narratif, les deux auteurs les montrent et les racontent sobrement. "Quand on les observe, constatent-ils, on voit notre monde." Il est bien mal en point.
Fabrice Piault