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Stratégie : ils veulent sortir de leur niche

Louis Delas, L’Ecole des loisirs. L'éditeur jeunesse a ouvert son catalogue à la BD, la non-fiction littéraire, la vidéo et les jeux de société. - Photo Olivier Dion

Stratégie : ils veulent sortir de leur niche

Confrontés à une production éditoriale dans laquelle les frontières entre les genres ont tendance à s’estomper, plusieurs éditeurs spécialisés sortent de leur champ et cèdent aux sirènes de la diversification. Explications.

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Par Cécile Charonnat,
Créé le 17.03.2017 à 00h32 ,
Mis à jour le 17.03.2017 à 07h26

De la bande dessinée chez Michel Lafon ce printemps, de la jeunesse et du tourisme aux Arènes depuis l’automne, des feel-good books chez Eyrolles et chez Jouvence depuis une petite année, avant la littérature attendue chez Delcourt en 2018. Depuis quelques mois, plusieurs éditeurs spécialisés sortent de leur pré carré pour surprendre leurs lecteurs et les libraires avec des ouvrages dans des domaines où ils ne les attendent pas.

Céder aux sirènes de la diversification pour aller chercher de nouveaux relais de croissance n’est pas une stratégie récente pour l’édition. En 1965, L’Ecole des loisirs, alors spécialisée en scolaire, se lance dans les livres pour enfants, suivie quelques années plus tard par Gallimard, qui crée un département jeunesse en 1972. Mais aujourd’hui, la production éditoriale, marquée par la transdisciplinarité et la transversalité, avec des frontières toujours plus poreuses entre les genres, constitue un accélérateur de cette mécanique généraliste. "Il y a encore quinze ans, il existait de grands concurrents par thématiques bien caractérisées, témoigne Marie Pic-Pâris Allavena, directrice générale d’Eyrolles. C’est beaucoup moins vrai aujourd’hui."

L’hyperspécialisation, notamment pour les maisons de taille moyenne à grande, n’a donc plus le vent en poupe. Naviguant sur cette porosité, et le désenclavement de la BD, qui depuis quatre à cinq ans fait sauter ses carcans, Guy Delcourt, fondateur des éditions qui portent son nom, se lance ainsi dans la littérature. "C’est une diversification plus naturelle qu’il n’y paraît et qui doit beaucoup au développement du roman graphique, dont la sensibilité romanesque est indéniable", souligne l’éditeur. Il s’est donné deux ans de réflexion et s’est adjoint les compétences d’Emmanuelle Heurtebize, débauchée de Stock, pour asseoir son catalogue, qui sera inauguré début 2018 par l’auteur américain Kevin Powers.

Elsa Lafon fait ce printemps le chemin inverse. La directrice générale des éditions Michel Lafon poursuit une politique de diversification engagée il y a une dizaine d’années avec le développement de la fiction jeunesse et adulte, en lançant un département bande dessinée. Rassemblant une dizaine de titres en 2017, celui-ci combine "création pure etsignatures populaires et grand public, qui constituent depuis toujours la marque de fabrique de la maison", précise la directrice générale, pour qui "la diversification, c’est la survie. Dans le corps humain, les organismes hyperspécialisés ne peuvent pas vivre tout seuls. Dans l’édition, c’est la même chose."

Synergies économiques

Cette ouverture des catalogues dans l’édition reflète un mouvement déjà observé dans les points de vente. Les offres s’y diversifient, des librairies déjà généralistes ouvrent leurs rayonnages à des produits dits connexes aux magasins spécialisés telles les librairies jeunesse, qui accordent plus de place à la bande dessinée, aux jeux et jouets, ou même à la littérature générale, quand les spécialistes BD s’ouvrent à la littérature jeunesse.

Fort de ce constat, auquel il ajoute "l’évolution du marché et les phénomènes de concentration, autant chez les clients que chez les éditeurs, les diffuseurs et les distributeurs", Louis Delas, directeur général de L’Ecole des loisirs, considère également "qu’il n’est plus possible d’être mono-produit." Depuis 2013, la maison opère une diversification stratégiquement maîtrisée, veillant avant tout à conserver une "logique. Comme il est très risqué de jouer à contre-emploi, l’identité de la maison doit se retrouver dans nos diversifications", soutient Louis Delas. Deux nouveaux labels ont été créés. Rue de Sèvres, qui rappelle l’adresse de la maison mère, accueille la BD, un secteur naturellement investi pour celui qui a dirigé pendant de nombreuses années Casterman, tandis que Globe, destiné à un public plus âgé, abrite de la non-fiction littéraire, "un autre genre que l’album jeunesse, mais qui sert le même objectif : trouver des éléments de réponses à ses propres interrogations", précise le directeur général. Pour accentuer les synergies économiques, il a depuis imaginé "Les albums filmés", qui comprend 48 vidéos issues des albums jeunesse, et, sur le même principe, des jeux éducatifs. Un élargissement qui représente en 2016 18 % du chiffre d’affaires de L’Ecole des loisirs et contribue au résultat net de l’entreprise.

Apprendre le métier

Garder une cohérence et ne pas se lancer sur des territoires totalement inconnus, la philosophie est identique pour Laurent Beccaria et Sophie de Sivry, fondateurs des Arènes et de L’Iconoclaste, deux maisons aujourd’hui réunies au sein du Groupe du 27. Centrées respectivement sur les documents d’actualité et les beaux livres d’archives, elles se sont progressivement ouvertes vers la psychologie et la bande dessinée pour Les Arènes, ou vers le texte, littéraire et documentaire, pour l’Iconoclaste, grâce "à des rencontres éditoriales" mais aussi par "goût personnel pour ces différents domaines", insiste Laurent Beccaria. C’est aussi le cas pour la jeunesse, dernier développement en date des Arènes. Les six premiers albums parus en 2016 constituent "une manière d’apprendre ce métier particulier, avant, peut-être, d’ouvrir un véritable département", indique Laurent Beccaria, qui avait procédé de la même manière pour le lancement de son secteur bande dessinée.

Riche en expériences et facteur de dynamisme, la diversification demande en effet du temps. Marabout, concentré sur le pratique depuis les années 2000, s’est lancé en 2009 dans la chick-lit et la bande dessinée "parce qu’à ce moment-là il y avait une communauté de sujets et d’écriture entre ces secteurs et le pratique", se souvient sa directrice générale. Elisabeth Darets a longtemps tâtonné avant de trouver "ce qui correspondait vraiment à la marque Marabout". Mais avec l’aide d’éditrices et d’agents extérieurs, la ligne a été fixée, ancrée désormais autour du thriller psychologique en fiction, "avec une partition propre à Marabout, une patte féminine et une écriture de bonne facture sans avoir de prétention littéraire", alors que le catalogue BD du label Marabulles obéit davantage aux coups de cœur.

Plusieurs pièces à la maison

Le coup de cœur, c’est ce qui a conduit Marie Pic-Pâris Allavena à se lancer elle aussi dans la fiction. Séduite par le manuscrit de Raphaëlle Giordano, déjà auteure d’un livre sur la couleur des émotions au sein de la maison, elle publie ce feel-good book en septembre 2015, s’appuyant sur les dix années d’expérience acquises par Eyrolles dans le domaine du bien-être et de la psychologie. Devenu un long-seller avec plus de 600 000 exemplaires écoulés, Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une ouvre la voie à un catalogue de fiction, enrichi en début d’année d’un troisième roman, La libraire de la place aux Herbes d’Eric de Kermel.

"En offrant, grâce à la diversification, plusieurs pièces à notre maison, dans lesquelles souffle un esprit commun, nous permettons à nos auteurs de faire un pas de côté et de s’exprimer différemment s’ils le souhaitent", observe Sophie de Sivry, P-DG du Groupe du 27. Un avantage que ne perd pas de vue Louis Delas, qui ne cache pas ses intentions d’ouvrir aussi, à moyen terme, un département de fiction adulte. "Un auteur a surtout besoin de confiance et d’un environnement stable et pérenne, estime-t-il. Si, au sein d’une même maison, on lui offre cet environnement dans différents secteurs, il n’a pas besoin d’aller voir ailleurs."

"La marque est un facteur clé de la réussite"

 

Pour Françoise Geoffroy-Bernard, formatrice spécialisée en marketing à l’Asfored, la réflexion sur la marque s’inscrit au cœur des stratégies de diversification.

 

Françoise Geoffroy-Bernard- Photo OLIVIER DION

Françoise Geoffroy-Bernard - Il n’y a pas de recette miracle, tout dépend du projet. L’hybridation grandissante des genres dans l’édition, notamment entre le développement personnel, la non-fiction littéraire, le témoignage ou le roman graphique, rend les passerelles plus faciles et les marques plus poreuses. Du coup, la conservation de la marque ne constitue pas un pari risqué, comme quand on passe de la littérature à la jeunesse.

C’est la même chose lorsque l’éditeur procède par cercles concentriques, comme a pu le faire La Plage, qui est resté sur son positionnement du bio tout en l’élargissant progressivement au végétarisme, à la couture, au yoga et à la méthode Montessori.

En revanche, la question du changement de marque se pose quand on va directement vers de nouveaux territoires et qu’il faut conquérir des circuits de diffusion et des consommateurs. C’est très risqué de perturber, voire de diluer l’image de sa marque initiale, qui, en plus, n’apportera pas forcément un grand bénéfice sur un secteur où elle n’est pas reconnue.

En effet, il faut beaucoup de temps et de communication, d’autant plus que le marché de l’édition est fortement concurrentiel. Mais si le positionnement adopté par l’éditeur est fort et vite compris par les consommateurs, cela peut se faire très vite. Il faut aussi garder en tête que conserver une marque peut parfois être un frein. Face à l’éternelle question des libraires, qui se demandent toujours dans quel secteur ranger les nouveautés, une marque avec un historique fort peut pousser à les classer dans des rayons inadaptés. Le choix de la marque constitue donc un des facteurs clés, crucial et tout à fait stratégique, de la réussite d’une diversification, et doit faire l’objet de réflexions approfondies, qui vont au-delà des intuitions.

Pour consolider sa démarche, un éditeur a à sa disposition quelques outils. Le premier consiste à évaluer le capital de sa marque, à en faire le bilan. Il s’agit de recueillir les différentes perceptions de chacun sur la marque, auprès des consommateurs, mais aussi en interne. Cette évaluation est nécessaire pour savoir justement quelle élasticité possède la marque et sur quels territoires on peut, ou pas, se lancer.

Ensuite, il y a les choix stratégiques. Une fois qu’on a défini les missions, les valeurs et le positionnement du projet, il faut se projeter sur le marché et se poser la question de la place qu’on y occupera. Cela servira à déterminer la nature de la diversification : rachat d’un concurrent qui possède déjà une marque, croissance en interne avec création d’une nouvelle marque ou maintien de la marque initiale. Ensuite, on passe à l’opérationnel avec la détermination de la couverture et le plan de communication.

Reste à entretenir le capital de la marque auprès des consommateurs grâce à une communication constante avec eux, qui passe par tous les canaux disponibles, réseaux sociaux, salons et rencontres, pour créer un univers de confiance et, si possible, de préférence.

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