Aurais-je été résistant ou bourreau ? Tout le monde s'est un jour posé cette question. Pierre Bayard nous montre encore une fois sa capacité à mettre le doigt sur des interrogations astucieuses et dérangeantes : Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? (2009), Et si les oeuvres changeaient d'auteur ? (2010) Comment parler des lieux où l'on n'a pas été ? (2012).
A tel point qu'on pourrait y voir un principe, une méthode un peu facile ou un jeu intellectuel pour normaliens compulsifs. Car comment envisager ce qu'on aurait pu être à une autre période ? Pour cela, l'auteur fixe des règles : un "personnage délégué" doté d'une "personnalité potentielle" situé dans des "situations comparables". Comme toujours, Pierre Bayard désamorce habilement la contestation. Car derrière le titre accrocheur se cache toujours un autre livre.
Professeur de littérature française à l'université de Paris 8 et psychanalyste, il pose en fait la question plus vaste du passage à l'action, dans un camp ou dans l'autre, sachant que le "devenir-résistant" est pour lui plus singulier que le "devenir-bourreau». "Pour un freudien, le glissement vers les ténèbres n'a rien d'énigmatique et il est dans la logique du fonctionnement psychique de laisser libre cours aux pulsions violentes quand s'effondrent les barrières de la société."
Pierre Bayard analyse donc la soumission à l'autorité. Il examine le Lacombe Lucien de Louis Malle, l'étude de Christopher Browning sur ces hommes ordinaires qui deviennent des assassins, la fameuse expérience de Milgram qui a donné une scène d'anthologie dans I comme Icare avec Yves Montand, les oeuvres de Romain Gary, l'itinéraire de Daniel Cordier le maurrassien devenu secrétaire de Jean Moulin, les actions de Hans et de Sophie Scholl dans l'Allemagne nazie, etc.
Tout ceci pour comprendre les divers paramètres qui amènent une personne à résister ou pas dans des moments exceptionnels. Pour bien le montrer, il sort de la période de l'Occupation et fait trois incursions dans le Cambodge de Pol Pot, la Bosnie-Herzégovine saignée par Mladic et le Rwanda durant le génocide des Tutsi.
Bien sûr, Pierre Bayard réfléchit sur ce qu'il aurait fait lui-même dans ces conditions. Il calque un peu ce passé envisagé sur celui de son père. Comme lui, il aurait fait des études de lettres. Il serait sans doute entré à Normale sup. Mais serait-il comme lui entré dans la résistance en 1943, au moment où s'impose la perspective du STO ?
Alors qu'aurait-il fait ? Nous laissons aux lecteurs le soin de le découvrir. L'essentiel est ailleurs. Pierre Bayard nous offre un essai futé sur l'engagement, la capacité d'indignation et les bifurcations que prennent certains destins. En fin de compte, il nous explique que tout cela est en partie... inexplicable.