Grasset, qui s'est engagé auprès de Sir Vidiadhar Surajprasad Naipaul - prix Nobel de littérature 2001 sous la casaque britannique - et de son redoutable agent Andrew Wylie à republier l'intégralité de son oeuvre (1), a aussi droit pour la peine à des ouvrages inédits. Comme ce Masque de l'Afrique, paru en anglais en 2010, fruit de voyages récents que l'écrivain a effectués sur le continent africain.
Six pays en l'occurrence : l'Ouganda, qu'il redécouvre en 2008 après un premier séjour en 1966, le Nigéria, le Ghana, la Côte d'Ivoire, le Gabon et, plus surprenant, l'Afrique du Sud. Partout ici, le but et le propos naipauliens sont les mêmes : rechercher les traces encore vivantes (plus ou moins, selon les endroits et les cultures) des croyances traditionnelles. Même s'il est devenu anglais depuis un demi-siècle, anobli par Sa Majesté, et qu'il vit en gentleman-farmer dans son cottage du Wiltshire, l'écrivain est né hindou (brahmane de surcroît) dans une famille d'origine indienne de Trinité-et-Tobago, dans les Caraïbes. Le polythéisme, l'animisme, la sorcellerie et le vaudou ne lui sont donc pas inconnus. On sait que, en Afrique noire, en dépit de l'implantation de deux monothéismes (le christianisme avec sa multitude de sectes dérivées et l'islam) et d'un certain nombre de tabous, le sujet est crucial.
On est conquis par le projet. Naipaul est un travel-writer impeccable. Citant volontiers ses prédécesseurs (Speke et Stanley, par exemple, qui ont exploré l'Afrique au XIXe siècle), il raconte fort bien le couronnement du cruel roi ougandais Moutesa, avec ses sacrifices humains. Longue tradition dans un pays dirigé, il n'y a pas si longtemps, par quelques-uns des dictateurs les plus déments et les plus sanguinaires de la planète, Idi Amin Dada et Milton Obote, appuyés d'ailleurs par un certain "frère guide Kadhafi ». Le monde est petit. Naipaul s'attache à montrer que la barbarie, les atrocités sont des constantes en Ouganda et ailleurs, et que le poids de la tradition joue encore un rôle non négligeable de nos jours. Ainsi, au Nigéria, il existe des oba, des roitelets coutumiers, sans pouvoir réel mais très respectés pour leur rôle d'intercesseurs avec les esprits, les ancêtres, les divinités.
Naipaul pérégrinera aussi chez les Ashanti du Ghana, dans les forêts aux esprits du Gabon et de la Côte d'Ivoire, avant d'achever son "tour" en Afrique du Sud. A Johannesburg, il rencontre Joseph, le très controversé leader des jeunes de l'ANC, dont les positions extrémistes et antigouvernementales embarrassent beaucoup ses aînés. Puis il rend visite à la non moins sulfureuse Winnie Mandela, qui vit, elle, toujours à Soweto. Deux leaders xhosa qui tiennent des discours virulents contre les Blancs et ne se reconnaissent pas dans le drapeau arc-en-ciel, bannière du pays depuis 1994. Et symbole du pardon et de la réconciliation mis en oeuvre par un certain Nelson Mandela. Que son ex-femme se refuse même à nommer...
Tout cela est passionnant mais, comme toujours chez Naipaul, d'une grande froideur.
(1) Paraît simultanément, dans "Les cahiers rouges", Crépuscule sur l'islam.