Preuve de l'intérêt des acteurs de l'édition de revues scientifiques, le colloque organisé le 27 janvier à la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations (Bulac) a fait le plein des inscriptions deux semaines avant l'événement, qui sera retransmis en streaming sur la chaîne Youtube de la bibliothèque. Aboutissement d'une mobilisation des éditeurs privés de l'édition de revues, inquiets des conséquences de la loi République numérique adoptée le 7 octobre 2016, cette journée sera consacrée à la communication de quatre études et rapports sur l'économie de ce secteur, très modeste en chiffre d'affaires (voir graphique p. 19), mais important pour la production et la diffusion de la recherche en langue française.
Décidée à se libérer de l'emprise d'Elsevier, Springer Nature, -Taylor & Francis et Wiley, un oligopole de groupes internationaux d'édition scientifique qui impose des tarifs prohibitifs d'abonnement à leurs revues, la communauté des chercheurs, qui produit gratuitement ces contenus, a initié un mouvement mondial d'ouverture de l'accès à ces publications (open access). Cette revendication est soutenue par les bibliothèques universitaires, qui ont vu leurs budgets siphonnés par ces charges d'abonnement.
Plateforme ouverte
En France, l'article 30 de la loi République numérique prévoit désormais que les chercheurs peuvent déposer la version numérique de leurs articles sur une plateforme d'archives ouvertes (HAL, pour hyper articles en ligne) dans un délai de six mois après leur publication dans le domaine des sciences, techniques et médecine (STM) ou douze mois pour les sciences humaines et sociales (SHS), lorsqu'ils sont financés pour moitié ou plus sur fonds publics, soit la majorité d'entre eux. Signe d'une volonté politique forte, le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche a aussi lancé à l'été 2018 un « plan national pour la science ouverte » visant à rendre obligatoire l'ouverture de ces accès, jugée trop lente. Et un groupement d'agences européennes de financement a lancé son « plan S », qui veut rendre toutes les publications bénéficiant de fonds publics gratuites après 2023.
Cette détermination a beaucoup inquiété les éditeurs privés de revues académiques en France, qui craignent de voir leur faible marché se dérober sous leurs pieds : quel serait la nécessité de payer un abonnement à une revue disponible gratuitement quelques mois plus tard, alors que son intérêt reste entier bien au-delà d'un an, surtout en sciences humaines ? Des tribunes de chercheurs et d'éditeurs se sont succédé dans la presse grand public. Pour calmer les esprits, le gouvernement d'alors a réservé un plan de soutien à l'édition de revues, doté d'un budget de 16,4 millions d'euros sur cinq ans (2017-2021), comprenant notamment la consolidation d'abonnements, et le financement d'études d'impact.
Il a aussi nommé en janvier 2017 un comité de suivi de l'édition scientifique (CSES), composé de représentants de la recherche, de l'édition publique et des bibliothèques universitaires, mais aussi de l'édition et de la diffusion privées, présidé par Daniel Renoult, doyen honoraire de l'inspection générale des bibliothèques. Et il a confié à Jean-Yves Mérindol, ancien président de l'Université Paris-Sorbonne Cité, une mission sur l'avenir de l'édition scientifique en France, avec l'objectif de favoriser le dialogue entre acteurs publics et privés.
Plan de soutien
Près de quatre ans après le vote de la loi, les relations semblent normalisées. « Notre rapport sur l'édition scientifique de revues et les effets du plan de soutien et de la loi de 2016 a été approuvé à l'unanimité. Ce n'était pas gagné, car les relations étaient au départ tendues entre les éditeurs privés et une partie des représentants du secteur public », se souvient Daniel Renoult. D'autre part, le raz-de-marée de mises à disposition gratuite d'articles que craignaient les éditeurs ne s'est pas produit : sur la période 2010-2018, « les dépôts oscillent entre 10 % et 15 %, avec une légère décélération en 2018 », note le rapport du CSES.
Le plan de soutien a élargi l'horizon des plateformes de diffusion (EDP Sciences, Cairn pour le privé, OpenEdi-tion pour le public), qui ont signé des contrats de cinq ans au lieu de trois avec le groupement de négociation tarifaire Couperin, ont bénéficié d'aides à la traduction, et de subventions pour les encourager à ouvrir l'accès à leurs archives les plus récentes. Sur Cairn, la « barrière mobile » a été abaissée à un an pour les articles de 30 revues, contre deux à trois ans d'attente habituellement. La consultation a augmenté de 450 000 interrogations en 10 mois, mais les revenus numériques des revues en question ont baissé de 18 à 22,5 % selon l'estimation du CSES. En compensation, Cairn a reçu une subvention annuelle d'environ 240 000 euros.
C'est, très modestement, le test d'une nouvelle économie, et l'esquisse d'une différenciation de traitement à l'égard des plateformes francophones, qui ont bénéficié d'un engagement allongé de Couperin, plutôt conçu au départ pour les négociations rugueuses avec les groupes internationaux de STM, dont les coûts sont sans commune mesure. La licence d'accès national à Elsevier a ainsi été renégociée à 32 millions d'euros pour 2020, contre 2 millions d'euros pour Cairn, qui reverse 66 % de ces revenus aux éditeurs. « Le plan pour la science ouverte a consacré l'an dernier 2,6 millions d'euros à des appels à projets réservés à l'édition scientifique, et ce montant sera supérieur cette année », déclare Marin Dacos, conseiller scientifique pour la science ouverte auprès du directeur général de la recherche et de l'innovation au ministère de l'Enseignement supérieur.
S'ils n'atteignent pas les sommets des grandes publications internationales diffusées dans le monde entier, ces revenus numériques sont quand même devenus indispensables à l'économie des revues françaises, qui pour 69 % de celles du panel étudié sont désormais mixtes (papier et numérique). Mais ils ne compensent pas la baisse des abonnements aux versions imprimées, dont provient encore la majorité des recettes. « L'édition de sciences humaines n'est pas dans une situation catastrophique, mais elle n'a pas trouvé de modèle économique soutenable », analyse Daniel Renoult, en rappelant l'organisation atypique de cette production : ni les auteurs, ni ceux qui révisent leurs articles ne sont payés, mais la réalisation, la fabrication et la diffusion de ces publications ont néanmoins un coût.
Grande vitalité
Pour remplacer les recettes des abonnements, les groupes internationaux de STM font payer la publication des articles par les organismes des chercheurs, équivalent d'une sorte d'édition scientifique à compte d'auteur, qui reporte le coût de cette diffusion des bibliothèques universitaires vers les instituts de recherche. Les revues françaises n'en sont pas là, alors qu'une partie non négligeable de leurs articles est pourtant librement accessible. C'est la raison d'être de la plateforme OpenEdition, sur laquelle 78 % des 522 revues diffusées sont en accès libre immédiat, parce que financées par des organismes publics, contre 31 % des 74 revues d'EDP Sciences, et 6 % des 450 revues de Cairn. « Mais environ 70 % des articles disponibles sur Cairn sont en accès libre, car publiés depuis 2 ou 3 ans. Ils atteignent d'ailleurs un très fort taux de consultation », souligne François Gèze, président de la plateforme. Contrairement à l'édition de livres, celle de revues ne peut donc plus compter sur son fonds.
Avec 300 à 500 titres en STM et 1 700 en SHS selon le rapport du CSES, ce secteur manifeste pourtant une très grande vitalité, eu égard aux conditions précaires de son organisation. La chaîne du livre peut y trouver matière à intérêt : la littérature est une des disciplines les plus représentées, avec les arts et humanités. Il s'y trouve des publications très confidentielles, tels les Cahiers Claude Simon, publiés par l'Association des lecteurs de l'œuvre du prix Nobel de littérature, et d'autres avec un champ plus large, telle Traduire, revue de la Société française des traducteurs, fondée en 1952, ou encore Belphégor, créée en 2001 par l'Association internationale des chercheurs en littérature populaire et culture médiatique, qui analyse entre autres la production éditoriale, contemporaine ou historique (toutes sur OpenEdition).
Cairn diffuse Critique, fondée par Georges Bataille en 1946 et publié par les Editions de Minuit, ou encore Littérature (Armand Colin), sur l'invention des formes littéraires, la Revue de littérature comparée (Klincksieck), Communication et langages (PUF), qui s'intéresse parfois à l'économie de l'édition. Il existe même La Revue des revues (Entr'vue), consacrée à la production éditoriale de ce secteur dans les arts, la littérature et les sciences humaines.
« Si les revues sont fragilisées, la diffusion de la pensée française le sera également »
Ancien P-DG de La Découverte, où il reste présent en tant qu'éditeur, François Gèze est très impliqué dans l'interprofession, en tant que président du groupe Universitaire du Syndicat national de l'édition et membre du Comité de suivi de l'édition scientifique. Il est également président de Cairn Info, plateforme de diffusion de revues de sciences humaines.
Livres Hebdo : Qu'est-ce qui pose problème aux éditeurs privés de revues dans l'accès ouvert de leurs contenus ?
François Gèze : Les éditeurs n'y sont pas opposés, mais il faut bien comprendre que c'est un changement important de leur modèle économique, qu'il est impossible d'effectuer brutalement. Nous appelons à un dialogue avec le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche pour que la transition s'organise sans catastrophe, en assurant la pérennité de la production et de la création des revues, sans transformer ce segment de l'édition en monopole public. Ce n'est pas souhaitable, en particulier dans le cas des sciences humaines.
Quel est le danger ? Le secteur public de l'édition scientifique paraît tout aussi créatif que le privé.
F. G. : La bibliodiversité est essentielle en sciences humaines, caractérisées par une pluralité de disciplines, de chercheurs, d'écoles de pensée, et cette édition ne peut pas être seulement étatique. Plus il y a diversité éditoriale, plus il y a diversité de création et de recherche, qui sont ainsi riches scientifiquement, intellectuellement et politiquement. La dépendance au seul budget public ferait peser un risque objectif de contrôle des contenus, et un risque économique car ces crédits sont plus face à une perspective de réduction que de hausse.
Le plan de soutien à l'édition scientifique n'a-t-il pas prévu 16,4 millions d'euros de financement sur cinq ans ?
F. G. : Une partie de ces crédits correspond à des achats de licence par les bibliothèques universitaires et les centres de recherche, qui devaient de toute façon être engagés. Mais c'est une évolution qui va dans le bon sens, notamment parce qu'elle consolide les contrats dans la durée, ce qui donne aux plateformes de diffusion une visibilité à plus long terme, leur permettant de développer de nouveaux services. Et ce plan a aussi permis de financer des études qui permettent enfin de connaître la réalité économique de ce secteur fragile, mais absolument essentiel à la production de la recherche en français. Si ce maillon, public comme privé, est fragilisé, la diffusion de la pensée française le sera également.
L'édition de sciences humaines n'est-elle pas une victime collatérale de la réaction publique face à l'oligopole des grands groupes d'édition scientifiques et techniques ?
F. G. : Que les pouvoirs publics se préoccupent des coûts très élevés d'accès aux grandes plateformes internationales d'édition scientifique, c'est légitime. Et l'idée que les traitements doivent être différents progresse, même si elle n'est pas encore complètement admise. A l'échelle de l'ensemble de l'édition française, c'est un très petit segment, mal connu, mais très significatif par son rayonnement et son utilité pour les chercheurs. C'est aussi une particularité française car la plupart des autres pays n'ont plus d'édition académique de sciences humaines dans leur langue nationale.
L'état de l'édition de revues influence-t-il l'édition de livres en sciences humaines ?
F. G. : Il faut distinguer deux catégories : l'édition grand public fonctionne plutôt bien et de mieux en mieux, ainsi que nous le constatons à La Découverte, mais les ventes de livres de recherche chutent depuis les années, au point qu'il devient impossible de financer les coûts de fabrication pour une diffusion en librairie. Ce qui nous a amenés avec Cairn à proposer un catalogue de livres de recherche en version numérique, qui atteint maintenant presque 10 000 références, et dont la diffusion connaît une croissance considérable, dans le monde entier.
Quel est l'enjeu du colloque organisé le 27 janvier à la Bulac ?
F. G. : Il s'agit d'abord de mettre en lumière les résultats des études réalisées, pour améliorer la connaissance collective de ce secteur qu'une partie des acteurs eux-mêmes appréhende mal. Il doit aussi favoriser le dialogue entre l'édition publique et privée, que tout le monde souhaite et que la ministre de la recherche juge nécessaire dans la mission qu'elle a confiée à Jean-Yves Mérindol sur l'avenir de l'édition scientifique en France.