14 avril > Roman Etats-Unis

Dans un petit village de la Nouvelle-Angleterre, au sein de la belle maison qui appartint autrefois, dit-on, à Shirley Jackson, derrière sa fenêtre, tout en tricotant, Mrs. Sweet se livre à un long exercice d’anamnèse. Abandonnée, à 52 ans, par son mari pour "une femme originaire d’une culture et d’un climat très différents de ceux dont tu es venue", mais surtout "jeune et belle [qui] peut porter des enfants qui sont beaux et doux de nature comme moi", lui a-t-il avoué avec un cynisme absolu, elle se remémore leur histoire, toute une vie, en cherchant à savoir quand les choses ont dérapé. Dès le début, semble-t-il, à la naissance de leurs deux enfants : la belle Persephone, "belle à jamais", et le jeune Heracles, de trois ans et neuf mois son cadet, et "jeune à jamais". Deux sales gosses, superficiels - le garçon ne s’intéresse qu’au golf et aux jeux de balles - et méchants, qui méprisent leur mère et détestent leur père. "Mon papa est le dernier des cons", dit Heracles. De toute façon, dans la bien mal nommée famille Sweet, tout le monde a fini par détester tout le monde. Le père surtout, qui hait sa femme "énormément", la traitant de "primitive", l’accusant d’être arrivée en Amérique "sur un cargo bananier" et la comparant à Aretha Franklin, mais pas pour sa voix ni son talent. Mr. Sweet, qui se présente comme un pianiste raffiné, fan de Chostakovitch, se souvient avec émotion de son enfance choyée à New York et de ses années d’étudiant à Paris, est un sale raciste, un aigri, jaloux de son fils parce qu’il est bien plus grand que lui, et qui rêve parfois de tuer tous les siens. A ses heures, il se retirait au-dessus du garage où il s’était aménagé un studio, pour composer, exclusivement, des nocturnes, comme celui intitulé Mon mariage est mort.

Toute cette histoire, on la reconstitue peu à peu, bribe par bribe, au fil du très long monologue de Mrs. Sweet derrière sa fenêtre, laquelle ressasse son amertume, sa solitude, son amour trahi, son couple détruit, sa famille en ruines. Parce qu’elle radote, et se montre, face aux événements, d’une absolue passivité, Mrs Sweet est à la fois attendrissante et horripilante. Il faut dire qu’elle a eu une enfance difficile, dans les Antilles anglaises, élevée par une mère qui lui interdisait tout, surtout de pleurer.

Avec le talent qu’on lui connaît, dans un style éblouissant qui n’est pas sans rappeler le Joyce d’Ulysse, Jamaica Kincaid, qui n’avait rien publié depuis Mr. Potter (L’Olivier, 2004), se fait le greffier d’une rupture, le médecin légiste d’un amour défunt. Comme un bonheur n’arrive jamais seul, L’Olivier republie également, dans sa collection "Replay", Autobiographie de ma mère, paru pour la première fois en 1997 chez Albin Michel. J.-C. P.

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