Avant-critique Roman

Salman Rushdie, "La cité de la victoire" (Actes Sud)

Salman Rushdie - Photo © Rachel Eliza Griffiths

Salman Rushdie, "La cité de la victoire" (Actes Sud)

Salman Rushdie renoue avec l'univers des contes pour retracer une épopée féministe indienne, qui montre une humanité tiraillée entre l'amour et la guerre.

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Par Kerenn Elkaim
Créé le 04.09.2023 à 09h00

Les promesses d'une déesse. "La vie humaine n'a rien de banal, elle est extraordinaire. » À commencer par celle de Salman Rushdie. L'écrivain d'origine indienne est un éternel survivant. Non seulement il a bravé la fatwa liée aux Versets sataniques, mais il s'est relevé de l'attaque qui l'a grièvement blessé l'an dernier. En dépit de ses blessures, il a poursuivi le chemin de l'écriture. Le revoici donc avec un nouveau roman, ancré dans le réalisme magique de son pays natal. « L'histoire de Bisnaga débute au XIVe siècle de l'Ère Commune au sud de ce que nous appelons aujourd'hui l'Inde. » Elle semble indissociable de Pampa Kampana, une poétesse de 247 ans qui a confié ses écrits à une jarre, retrouvée des siècles plus tard. Composé en sanscrit, Jayaparajaya narre la fabuleuse épopée d'une cité et de cette femme quasi immortelle. Le titre de son texte s'avère symbolique : « Victoire et défaite », à l'image de son existence intense et tumultueuse. « La vie est une balle que nous tenons à la main. C'est à nous de décider à quel jeu nous voulons l'employer. »

Le destin a cependant aussi son mot à dire. Celui de Pampa Kampana commence dans la tragédie, puisque sa mère fait partie des femmes qui se sont suicidées collectivement, sur le bûcher, après la défaite de leur royaume. La fillette n'a que 9 ans, mais elle restera marquée au fer rouge. « Elle allait se moquer de la mort et se tourner du côté de la vie. » Son prénom de déesse lui permettra de réaliser des prouesses et de traverser les siècles. « Je suis la mère de Bisnaga. Je ne veux pas être invisible. » Pas évident de s'imposer dans un univers d'hommes, mais l'orpheline traumatisée va se relever en donnant naissance à cette cité, créée à partir de graines magiques. Les dieux et les humains s'y mêlent harmonieusement, mais la soif de pouvoir va peu à peu l'emporter et tout déchirer. Témoin de ces troubles incessants, l'héroïne apprend « que le monde était infini dans sa beauté, mais aussi implacable, impitoyable, cupide, lâche et cruel ». L'Histoire étant un balancier, la protagoniste est persuadée que « s'en détourner, c'est rendre possible la répétition cyclique de ses crimes ». Le roman aborde tout à la fois l'obsession du temps, de l'argent et de la guerre, les combats politiques, la rareté de l'eau, l'exil. Un miroir de notre époque qui semble elle aussi glisser sur cette pente effrayante. « Peut-être était-ce là le cours de l'histoire humaine, la brève illusion d'heureuses victoires placée dans une longue suite de défaites amères et décevantes. » Mais loin de baisser les bras, Pampa Kampana se bat pour imposer le pouvoir de l'art et des femmes. « Autrefois j'étais reine, me voici révolutionnaire. Disons que je suis une sorcière cachée derrière une penderie. » Une sorcière solitaire qui va parfois croiser l'amour. « Aimer l'autre, c'est aussi aimer l'autre en soi car ils sont égaux et identiques. » Semant des éclairs de lumière dans les ténèbres, Salman Rushdie réussit le pari de composer une incroyable fable humaniste et féministe.

Salman Rushdie
Victory City
Actes Sud
Tirage: 16 000 EX.
Prix: 23 € ; 336 p.
ISBN: 9782330181222

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