Le 23 mars, Koukla MacLehose marchera contre le Brexit, pour demander un nouveau référendum. Le 20 octobre, elle était déjà dans la rue avec 700 000 personnes. Cette scout (informatrice d'un éditeur sur un marché étranger) fait partie des 250 000 Français qui vivent à Londres et des quelques dizaines qui y travaillent dans l'édition. Tous déplorent la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne qui pourrait être effective le 29 mars. Ils n'ont aucune idée de ce qui se passera en cas de no deal, et prévoient une complexification administrative tant professionnelle que personnelle.
S'il est un peu caricatural de parler de French connection, ces Français de l'édition britannique se rencontrent ponctuellement, notamment au cocktail de l'Institut français au soir du premier jour de la London Book Fair, qui se tient cette année du 12 au 14 mars. " Quand je suis arrivée en Angleterre, je fuyais un peu les Français pour perfectionner mon anglais ! On ne se cherche pas, mais on finit souvent par se croiser ", raconte Hélène Butler, agente chez Johnson & Alcock. Arrivée il y a dix ans après un master de littérature comparée et des stages chez Denoël et Fayard, elle a commencé comme scout, justement chez Koukla MacLehose, où elle est restée deux ans puis est devenue agente chez A.M. Heath pendant sept ans, avant de rejoindre en septembre Johnson & Alcock et d'y créer le département cessions de droits. Elle défend aussi bien les polars équestres de Dick Francis que la très branchée Kate Tempest.
Londres, un tremplin pour les droits
Comme l'affirme Koukla MacLehose, " Londres est un tremplin où l'on apprend le métier des droits car les Anglo-Saxons ont longtemps eu une longueur d'avance sur la France ". Elle cite plusieurs Français, passés par la capitale britannique et aujourd'hui éditeurs à Paris, comme Pauline Perrignon (Grasset) ou Raphaëlle Liebaert (Stock). Mais beaucoup sont restés. On les retrouve aujourd'hui dans le secteur des droits. Originaire de la Drôme, Camille Morard, par exemple, est chargée des cessions chez Faber and Faber. Son master métier du livre de Nanterre en poche, elle fait un stage auprès d'Ariane Fasquelle, la directrice littérature étrangère de Grasset disparue en 2016, puis au Chêne, et part de l'autre côté de la Manche chez Quarto, packageur qui pilote des coéditions internationales. Après trois ans, elle entre chez Faber and Faber, une des dernières grandes maisons indépendantes d'Angleterre.
Comme elle, Anne Bihan gère les droits étrangers chez OneWorld Publications, Chantal Noel chez Penguin. Dans les agences, Claire Nozières et Roxane Edouard officient chez Curtis Brown, Laurence Laluyaux chez Rogers, Coleridge & White. Parmi les scouts, on trouve la jeune Mathilde Rimbert qui travaille avec Koukla, ou la Française d'adoption Naja Baldwin chez Maria B. Campbell.
Pousser les auteurs étrangers
Au-delà de ces postes tournés vers l'international, où avoir une autre nationalité peut être un plus, on trouve aussi Laurence Harvie au board de la prestigieuse maison de livres d'art Thames & Hudson et la Franco-Britannique Katy Follain, éditrice de non-fiction chez Quercus (Hachette). Certains ont même lancé leur maison. Traductrice, Cécile Menon a inauguré les Fugitives en mars 2015 avec Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger. Elle publie peu, 6 titres par an, pour porter " des livres français qui passent entre les mailles du filet des éditeurs britanniques ", souvent des textes de femmes ou sur les femmes.
Laurence Colchester vise aussi une niche, les textes littéraires teintés de noir, lorsqu'elle monte, avec deux amis, Bitter Lemon Press. A raison de 6 à 10 livres par an, elle édite Tonino Benacquista ou Ben Pastor. " Une fois qu'on a un auteur, on le suit ! " affirme-t-elle. C'est une idée qui revient chez les Frenchies de Londres. " J'ai le sentiment de faire quelque chose d'assez français dans la politique d'auteurs en créant une maison dont le catalogue a un sens, comme peuvent le faire Verdier, Metailié ou Minuit ", explique Jacques Testard, qui a fondé Fitzcarraldo en 2014. Les 43 livres qu'il a édités relèvent de 24 auteurs. Il a même mis en place un prix pour découvrir de nouveaux talents, sur le modèle de celui d'Anagrama.
Absence de prix unique
La principale différence entre la France et l'Angleterre reste l'absence du prix unique du livre, qui fragilise les indépendants. " Au Royaume-Uni, le livre est parfois soumis aux techniques de lancements de produits de supermarchés sans quoi il est difficile d'être dans le top 10 des ventes de romans ", explique Laurence Harvie. Beaucoup font aussi une constatation qui va au-delà de l'édition : l'ouverture du monde du travail. Sans suivre les filières classiques, Laurence Colchester, venue du commerce, ou Claire Nozières, des sciences éco, ont trouvé leur place. " Les choses sont plus fluides, les parcours moins linéaires, le fonctionnement moins hiérarchique. Je n'ai qu'un bachelor ! ", note Naja Baldwin. Sans oublier le fameux flegme britannique et l'esprit d'autodérision, que relève Claire Nozières. A l'approche de la Foire de Londres, " cette façon de dédramatiser contrebalance parfaitement mon tempérament français. "
Droits : agentes de Curtis Brown
Curtis Brown est l'une des plus grosses agences anglo-saxonnes. Associée à ICM à New York, elle représente Richard Ford, Margaret Atwood ou encore Toni Morrison avec 160 employés à Londres, dont deux Françaises : Claire Nozières et Roxane Edouard.
La première cherchait un travail dans l'édition à Paris, mais avec son diplôme de sciences éco, n'y est pas parvenue. Fascinée par Londres et biberonnée à Dickens et Agatha Christie, Claire Nozières traverse la Manche sur un coup de tête - " pour un an maximum ", à l'époque - et trouve un travail dans l'édition. Elle ne repartira pas et trouve sa voie dans les droits. En 1992, elle entre chez Frances Lincoln (jeunesse) puis, après neuf ans, part à l'agence Andrew Nurnberg où elle restera douze ans avant de rejoindre Curtis Brown en 2013. Elle y retrouve la seconde, arrivée en 2010.
Après une fac à Orléans, et un mémoire sur la place des femmes noires dans les littératures de l'imaginaire, Roxane Edouard a trouvé écho à ses combats au Diable vauvert. Elle fait aussi un stage aux droits chez Flammarion, puis est embauchée dans l'agence Michelle Lapautre, jusqu'à ce que l'appel de Londres se fasse trop fort et qu'elle démissionne pour rejoindre Curtis Brown, où elle gère à présent le secteur jeunesse. Ensemble, les deux agentes ambitionnent de développer une liste francophone au sein de Curtis Brown, et commencent à signer quelques auteurs.
Fitzcarraldo, la success story française
Fitzcarraldo, c'est le film de Werner Herzog sur un homme qui bâtit un opéra dans la jungle. " Une métaphore pas très subtile de mon projet éditorial ", explique Jacques Testard, qui a créé Fitzcarraldo Editions en 2014, avec certes un business plan mais le projet fou de débuter avec Zone de Mathias Enard, près de 600 pages et une seule phrase, refusé par tous les éditeurs de Londres. Ce roman symbolise sa politique éditoriale avec une douzaine de titres par an, des " livres ambitieux qui prennent des risques sur la forme ". Le coup de chance viendra avec l'achat d'un livre de Svetlana Alexievitch, avant son Nobel, qui va permettre à la maison d'avoir les coudées franches.
S'il est né à Paris, ses parents déménagent en Grande-Bretagne quand il a 5 ans. Jacques Testard fait ses études entre Dublin et Oxford. Il goûte à l'édition parisienne lors d'un stage chez Autrement auprès d'Henry Dougier à l'été 2008, puis passe à New York par Farrar, Straus & Giroux, Columbia University Press, Paris Review. Il travaille aux éditions Notting Hill, puis monte avec un ami The White Revue, inspirée de La Revue blanche de la fin XIXe siècle, rivale du Mercure de France, qui nourrit aujourd'hui le pan britannique de son catalogue (la moitié des 43 livres).
Scouts : la pionnière
Qui s'intéresse aux Frenchies de Londres rencontrera Koukla MacLehose. Cette femme aux multiples vies a vu passer dans son agence de scouting nombre des Français fraîchement débarqués de l'Eurostar. Née en Grèce en 1946, elle a vécu en Allemagne, à Rome, à Montréal et à New York. Elle s'est occupée pendant dix ans des droits étrangers de Flammarion, avant de rencontrer Christopher MacLehose, devenu son mari - qui publie sous son nom après une carrière prestigieuse dans l'édition britannique -, et de démarrer comme scout en 1987. Aujourd'hui, elle scrute la production française pour ses 22 clients et a donné, en 2016, 80 % de son agence à ses deux collègues.
Bitter Lemon Press : un zeste de crime
Laurence Colchester a une formation d'économiste et a travaillé en Allemagne et aux Etats-Unis avant de diriger la chambre de commerce française en Grande-Bretagne. Mais en 2004, elle décide de changer de voie et de créer, avec deux amis suisses, Bitter Lemon Press. " Après une étude du marché, nous avons compris qu'il serait difficile de nous lancer dans la fiction étrangère. Aussi avons-nous choisi le créneau porteur du noir ", raconte-t-elle. La maison basée à Londres, avec un bureau à New York, publie des polars littéraires, six par an dont ceux de Tonino Benacquista, Leonardo Padura ou Gianrico Carofiglio.