Des tabliers pour uniformes et des outils en guise d’armes. Ils sont prêts à affronter le Brésil. Ils, ce sont les membres des quelque trois cents familles françaises venues s’installer dans la péninsule de Sahy au milieu du XIXe siècle. Ces disciples de Fourier ont voulu construire leur phalanstère dans ce pays qui prendra sa devise chez Auguste Comte - "Ordre et progrès" - et vivre leur utopie sociale à l’autre bout du monde.
Spécialiste du Brésil, professeur d’histoire à l’université de La Rochelle, Laurent Vidal s’est transformé en enquêteur pour retrouver la trace de ces aventuriers. Comme pour Mazagao, la ville qui traversa l’Atlantique (Champs, 2008), il dévoile les étapes de son investigation, évoque ses hypothèses et ses impasses, un peu comme un inspecteur rendrait compte d’un dossier incomplet.
Il nous fait suivre pas à pas ce voyage extraordinaire : l’idée qui germe, la préparation, le recueillement sur la tombe de Fourier à Montmartre avant le départ, la traversée mouvementée sur le Caroline, l’arrivée à Rio dans une ville noire qui compte 60 000 esclaves, l’installation puis la dislocation de la colonie. Car, comme les histoires d’amour, les utopies finissent mal en général. Il y a d’abord la tension originelle entre les fouriéristes et les saint-simoniens, puis l’établissement d’une communauté divisée avec un organisateur qui se transforme en gourou.
Laurent Vidal nous présente ces conquistadors du songe : ancien avocat, féministe, magistrat, ingénieur, mais surtout des ouvriers qui possèdent un savoir-faire mais ne veulent plus être abrutis de travail. Leur invention de la politique passe par le poétique et la construction de nouveaux habitats. Pourquoi le Brésil ? Leur seule réponse sera : pourquoi pas ? Le personnage qui se détache de cette saga est le docteur Benoît Mure, l’homme qui rêvait d’"homéopathiser le monde" et qui meurt sur les bords du Nil après cette expérience inédite. C’est lui qui pense, construit et dirige cette troupe fouriériste contre les saint-simoniens.
Au Brésil, on retrouvera quelques cadavres et des histoires louches. La plupart de ces Français s’installeront ensuite à Rio pour y forger des destins originaux qui n’auraient pas été les leurs s’ils étaient restés en France. Car c’est bien la leçon de cette enquête fascinante. Cette espérance déçue n’a pas servi à rien. Ces vies minuscules appartiennent à l’histoire de la France et du Brésil. Laurent Vidal est allé y voir au plus près. Cette chronique s’est accrochée à lui, montrant son romanesque sous le pittoresque, dans les archives de Rio où il a débusqué quelques traces de ces indigènes socialistes et dans la péninsule de Sahy où il ne reste rien. Mais Fourier avait prévenu, c’est d’ailleurs écrit sur sa tombe : "Les attractions sont proportionnelles aux destinées"…
Laurent Lemire