Représentants : les hérauts de l'édition

Rendez-vous entre un repré et un libraire. - Photo Olivier Dion

Représentants : les hérauts de l'édition

Ils sont ce maillon clé de la chaîne du livre entre les éditeurs et les libraires. Insatiables curieux, ils transmettent et orientent même parfois les coups de cœur de leurs interlocuteurs. Portrait-robot de ces hommes et ces femmes de l'ombre.

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Par Élisabeth Segard
Créé le 12.02.2024 à 15h00

Le repré est passionné. Il faut avoir la foi pour avaler la route, cinquante mille kilomètres par an en moyenne pour Carole Foret, commerciale chez Média Diffusion, et responsable de huit départements. Catherine Colin, sa consœur chez Interforum, en profite pour écouter des livres audio. Tous les deux mois, les commerciaux s'enferment en séminaire afin de suivre les présentations éditeurs des dizaines de nouveautés qu'ils devront placer. « Ils ne sont pas très bavards, sourit Thierry Boizet, fondateur des éditions Finitudes. Ils laissent venir, ils veulent voir ce qu'on met en avant ou passe sous silence. Ensuite, ceux qui ont déjà lu les épreuves lancent la discussion. Sur certains titres, ils savent que ce sera facile, sur d'autres, que ce sera plus touchy et on partage souvent la même opinion. » Les commerciaux aident alors l'éditeur à contourner les difficultés. Ils sont souvent force de proposition, grâce à des entrées de lecture que ni l'auteur ni l'éditeur n'a décelées. Pour l'éditeur, le repré est souvent un test. « Quand on veut avoir un avis sur le potentiel d'un texte, on se tourne vers eux. Ils se trompent rarement. » Mais parfois quand même. En découvrant En attendant Bojangles, la directrice commerciale de l'époque avait dit à Thierry Boizet : « Le texte est pas mal, ça peut plaire, mais ta couverture est nulle ! » Bilan : 800 000 exemplaires vendus.

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Un repré prend commande des notés, en plus de l'office.- Photo OLIVIER DION

Ce temps de rencontre avec les éditeurs est essentiel. « On alerte sur un titre pas assez parlant, une couverture qui manque de punch, souligne Carole Foret. Un livre doit être très parlant. Si le libraire ne sait pas ce qu'il tient entre les mains, il ne peut pas le vendre. Le livre doit être rangé dans le bon rayon. Sinon, même avec une PLV, il ne partira pas. » La couverture et le titre sont essentiels, confirme Christophe Gardette, directeur des ventes chez Geodif : « Le libraire engage sa trésorerie, il réduit ses achats aux produits ayant le plus fort potentiel, donc les titres les plus identifiables par le lecteur. »

Le repré connaît ses clients. Finie l'époque des cow-boys, les diffuseurs ajustent les ventes et limitent les retours. « Chez Geodif, explique Christophe Gardette, les représ sont rémunérés sur les ventes nettes de retour, donc ils n'ont pas intérêt à charger le libraire. » Le commercial tourne sur un parc client qu'il visite tous les mois ou tous les deux mois, et la vente repose sur un intérêt partagé. Une grande partie du travail consiste à effectuer un tri et ne pas pousser auprès d'un libraire un livre qui ne correspond pas à son lectorat, tout en alertant sur une grosse sortie. « On est ensevelis sous les catalogues, mais les représ sont d'une grande aide, confirme Sandrine Babu, gérante de la librairie L'Instant (Paris). Une confiance s'installe. Je suis parfois étonnée parce que le repré me dit : "Je pense que celui-ci, c'est pas pour toi, mais celui-là, c'est un gros coup de cœur." » Responsable de la librairie Cousin-Perrin au Blanc (Indre), Lionel Cartier peut aussi se laisser convaincre, mais il regrette que les diffuseurs oublient parfois de signaler la parution d'un livre évoquant le secteur ou écrit par un auteur local. « Il faut se mettre dans l'esprit des lecteurs, analyse Catherine Colin. Ils veulent qu'on leur parle d'eux et sont très friands des ouvrages évoquant leur territoire. Les ventes d'auteurs locaux peuvent dépasser largement celles des auteurs nationaux. »

« Si des libraires de grosses enseignes ont la culture adéquate, on y va, explique Julien Bordier, commercial pour Hobo Diffusion, spécialisé en sciences sociales. On travaille très bien avec la Fnac Forum, qui draine un gros lectorat. On ne travaille pas en termes de niveau, mais plutôt de personne. On défend un catalogue auquel on croit. De manière générale, les libraires sont contents d'être face à une offre originale, c'est ce qui fait notre pertinence. » Il ne se bat pas pour d'énormes mises en place, mais pour placer les livres au bon endroit au bon moment.

Le repré va à l'essentiel. « Le livre est défendu en trois phases : de l'auteur à l'éditeur, de l'éditeur au diffuseur et du diffuseur au libraire, précise Christophe Gardette. À chaque étape, la difficulté de l'exercice est d'être pertinent, accrocheur, synthétique. » Le repré a dix secondes par titre, tout comme le libraire face au lecteur. Il déroule les nouveautés, au minimum cent à deux cents titres, évoque le fonds, suggère des opportunités et des opérations commerciales. Le soir, place à l'administratif : il faut répondre aux mails, régler les litiges, passer les commandes. « Pour les sites et les pétroliers (points de vente livres des stations essence, ndlr), les clients ne sont pas libraires et passent par nous », rappelle Carole Foret. Chez MDS, une plateforme est dédiée aux représ et leur permet de faire passer une commande en urgence si besoin. « C'est toujours mieux de passer par nous, d'abord parce qu'on est contents, ensuite pour fluidifier le process. »

Le repré ne dort jamais. « Une collègue a alerté des libraires de Normandie sur l'anniversaire du Débarquement, explique Carole Foret. Ils étaient complètement passés à côté ! » Or rater une actu peut entraîner une rupture. « J'envoie beaucoup de push-mails "Attention, il y a une polémique sur tel auteur", etc. » La veille est un travail de titan : le réseau d'informations, de plus en plus fragmenté, atteint moins bien le client final, le lecteur. Or le succès d'un livre peut dépendre d'un épiphénomène comme une vidéo de booktokeuse ou une actu politique, et les choses peuvent beaucoup bouger en huit semaines. Le repré a aussi un rôle de prescripteur. « Média-Diffusion a été l'un des premiers à présenter du manga. On a averti les enseignes que ce genre allait cartonner et personne ne nous croyait, se souvient Christophe Gardette. Il a fallu faire de la pédagogie. »

Malgré les contraintes (pression des objectifs, déplacements), le turn-over du secteur est assez faible, assure-t-il. « Les représ sont des passionnés de la culture, le plus du métier est que les produits changent tout le temps. On apprend plein de choses, c'est d'une richesse incroyable. » L'intérêt ne s'arrête pas à défendre les plus connus, rappelle Catherine Colin, mais d'arriver à faire émerger des auteurs. « L'année 2023 a couronné Jean-Baptiste Andrea, Prix Goncourt pour Veiller sur elle que nous avons accompagné depuis le mois d'août, et Mathieu Belezi, lauréat du Livre Inter pour son titre Attaquer la terre et le soleil que son éditeur a défendu avec une belle énergie auprès de nous et des libraires depuis plusieurs mois. »

Les vertus de la surdiffusion

Le point commun entre Les Forges de Vulcain, Le Rocher et Gallmeister ? Ils ont misé sur la relation libraires, aussi appelée surdiffusion. Et c'est un pari gagnant.

  « Les diffuseurs font parfaitement leur métier, nous ne les fliquons pas, explique David Meulemans. Nous sommes là pour les épauler. » C'est le décollage en 2016 autour du premier livre de Gilles Marchand, grâce au temps passé en librairie à recueillir des avis sur les couvertures, les textes, échanger, qui a convaincu le cofondateur des Forges de Vulcain de mettre en place la relation libraires, d'abord avec Virginie Mougeotte puis, depuis trois ans, avec deux attachés de libraires indépendants, l'un pour la littérature générale, l'autre pour l'imaginaire.

Pour Bruno Nougayrède, fondateur du groupe Elidia, le relation libraires permet de « renverser l'entonnoir. L'auteur consacre des mois, voire des années à un livre, l'éditeur quelques mois à deux ou trois livres et les représ quelques semaines à des dizaines d'éditeurs. Le projet qui tient au cœur d'une personne est donc noyé parmi des centaines. C'est un problème humain et commercial. » Un an après la naissance du groupe, il crée donc un poste de relation libraires. Elles sont aujourd'hui deux à sillonner les librairies, à raison de quatre à cinq par semaine. Et les résultats sont là. « Quand j'ai racheté Le Rocher, la maison avait 60 % de retours ; aujourd'hui, on est entre 24 et 29 %. » Pour lui comme pour Thibault Gendreau, responsable relations libraires de Gallmeister, ce travail permet de sortir d'un système industriel et de la course à la nouveauté. « Quand vous vendez des yaourts, l'idée, c'est d'en vendre le plus possible. Là, c'est d'avoir la relation la plus saine », renchérit Thibault Gendreau. Chez Gallmeister, trois personnes accompagnent les libraires. « On doit leur faire comprendre qu'on n'est pas là pour leur faire perdre du temps mais pour leur en faire gagner, explique-t-il. On facilite l'accès à un catalogue, à des infos. » Il propose ainsi des formations à la littérature américaine et des rencontres avec les auteurs. La relation libraires peut sauver un livre. « Pour Écoutez-moi jusqu'à la fin, malgré son National Book Award, les équipes commerciales nous ont dit avoir du mal. On a décidé de faire une grande tournée avec l'autrice, Tess Gunty. » En littérature de genre, la relation libraires aidera les libraires curieux à développer un rayon dédié. Le CCMI (comité coopératif du mois de l'imaginaire) propose depuis quatre ans des master class pour les libraires.

Si le repré s'appuie sur l'historique des ventes et des « titres-miroirs » pour placer les titres, la relation libraire permet de contre-balancer leur hégémonie. Elle a une autre vertu, rappeler que l'édition est un travail sur le très long terme : « Un stagiaire peut prendre un rayon, puis créer sa propre librairie, explique David Meulemans. Il ne s'agit pas forcément de vendre les nouveautés, mais de parler des projets de l'auteur et de l'ancrer. » « Le livre est le seul produit de consommation courante qui n'est pas vendu sur sa marque, souligne Bruno Nougeyrède. Peu de lecteurs achètent pour la maison, ils achètent pour le sujet ou l'auteur : nous devons montrer leur pertinence. »

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