29 MARS - ROMAN France

Jean-Christophe Rufin- Photo CATHERINE HÉLIE/GALLIMARD

Jacques Coeur est de ces personnages historiques à la fois célèbres et méconnus. On a, au mieux, visité à Bourges, sa ville natale où son père était pelletier, ce palais qu'il se fit construire mais où il n'habita jamais. Un triple symbole : parvenu au faîte de sa puissance - négociant et banquier international, argentier du roi Charles VII et membre influent de son conseil privé, percepteur des gabelles, milliardaire pour l'époque -, Jacques Coeur avait besoin d'une maison qui impressionne, rassure et témoigne de son faste.

Simplement, accaparé par ses affaires personnelles, ses années passées au service d'un monarque tyrannique et pervers, soupçonneux et méchant, de surcroît itinérant, c'est sa femme Macé et leurs enfants qui l'habitèrent. En revanche, Jacques Coeur a réussi, sans le vouloir vraiment si l'on en croit Jean-Christophe Rufin, à ce que son hôtel reflète exactement son époque, ce passage du Moyen Age à la Renaissance : bâti du côté des remparts sur les fondations d'un château médiéval avec ses tours de guet, la maison ouvre une façade vers la ville, ornée à l'italienne. Coeur, qui a vécu à Florence et à Rome, en avait acclimaté le meilleur.

Enfin, son palais demeurait une maison de bourgeois : même propriétaire dans tout le pays de France de dizaines de châteaux forts qu'il achetait compulsivement ou que son maître lui offrait, jamais Jacques Coeur ne chercha à appartenir à la noblesse ou à la singer : enfant durant la guerre de Cent Ans, il la détestait trop pour cela. Comme l'un des hommes les plus modernes de son temps, il avait compris que la défaite d'Azincourt contre les Anglais, en 1415, avait sonné le glas de la chevalerie française et inauguré l'ère de l'artillerie. Il fut aussi, à l'instar des Médicis ou des Vénitiens, un véritable "businessman", l'un des premiers apôtres de la "mondialisation" de l'économie.

Le petit Berrichon contrefait ne rêvait que de l'Orient. Et c'est là qu'il est mort, dans l'île de Chio, apparemment assassiné par des sicaires florentins dépêchés par son successeur et ennemi acharné, Castellani. De toute façon, le grand amour secret de sa vie, Agnès Sorel, maîtresse du roi, s'étant éteinte de consomption, et un procès lui ayant été intenté avec emprisonnement et confiscation de tous ses biens, Coeur n'avait plus rien à faire en France. Comme Fouquet plus tard face à Louis XIV, Jacques Coeur, plus riche que son souverain, avait fini par lui faire de l'ombre. Mais lui est parvenu à fuir sa prison de Poitiers.

Pour conter un destin si exceptionnel, avec des résonances aussi contemporaines, il fallait un écrivain qui, prêtant sa plume à son héros, s'effaçât en apparence derrière lui. Mais on distingue parfaitement, dans ce Grand Coeur, outre sa maîtrise absolue du roman historique, tout ce qui passionne Jean-Christophe Rufin : le contact entre l'Occident et l'Orient, la circulation des cultures et des arts, la géopolitique qui fait fi des religions. On verra ainsi le pragmatique et agnostique Jacques Coeur préférer nouer une alliance avec le sultan d'Egypte dans son combat contre les Ottomans plutôt que soutenir une nouvelle croisade menée par la chrétienté pour une cause perdue : récupérer Jérusalem. Jacques Coeur, sans états d'âme, pratiquait la "realpolitik ». Genre pas très populaire, périlleux, mais efficace et promis à un avenir certain.

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