Ti esti, "qu’est-ce que c’est ?". Très vite, après cette première interrogation des Grecs sur l’Etre s’est posée celle relative à la justice. Vivre ne suffit pas. Ma vie est-elle digne d’être vécue ? Quel est le telos, le "sens" de ma vie, si elle n’est pas juste ? Et la justice, c’est justement ce sur quoi portaient les cours de philosophie morale que Michael J. Sandel dispensait à l’université Harvard et qu’il a remaniés pour un ouvrage devenu un best-seller mondial vendu à plus de 3 millions d’exemplaires. De l’Inde à la Corée, les tournées asiatiques de l’auteur de Justice créent la sensation. Ce Socrate 2.0 qui a dépassé les 6 millions de followers sur YouTube remplit des stades entiers telle une rock star. Sandel doit sans conteste son succès à son style : il n’enseigne pas ex cathedra, mais avec cette façon dialectique qu’avait déjà trouvée Platon en mettant en scène son maître au milieu de jeunes gens dans un banquet ou au sortir de la palestre. Loin du didactisme pesant, Sandel instille sa théorie à travers des dilemmes très concrets - qu’auraient dû faire ces soldats américains en mission secrète pour débusquer un chef taliban lorsqu’ils tombent nez à nez avec des gardiens de chèvres afghans sans armes risquant de les dénoncer ? - ou des questions sociales d’actualité - la gestation pour autrui, le mariage gay…
Avant de nous livrer sa propre vision du bien commun, l’auteur de Ce que l’argent ne saurait acheter (Seuil, 2014, repris chez Points) nous fait réviser les diverses théories de ce qui est considéré comme une "vie bonne". D’Aristote à John Rawls en passant par Kant ou Stuart Mill, il nous présente les différentes conceptions de la justice. Pour les utilitaristes, et leur chef de file Bentham (1748-1832), toute considération morale est sujette à l’utilité dont tirera la société, à savoir le plus grand nombre. Le philosophe et réformateur du droit anglais avait même imaginé regrouper tous les mendiants pour les faire travailler. Car tout doit être mesuré à l’aune de ce qu’il coûte à l’ensemble de la collectivité. Les libertariens sont quant à eux les champions du moins d’Etat possible et du laisser-faire économique : zéro régulation, c’est au marché de faire la loi. Les libéraux égalitaristes, tel John Rawls, l’auteur du fameux Théorie de la justice, défendent l’idée de justice comme équité : pour rétablir l’égalité des chances, il faut une justice redistributive et l’égalité ne se verra opposer "le principe de différence", qui veut qu’un médecin soit, par exemple, mieux payé qu’un ouvrier, que si cela aide les plus défavorisés.
Mais là encore, Sandel trouve que Rawls demeure encore trop utilitariste et réaffirme, au-delà du contrat social (une chose mauvaise peut être consentie par la majorité), une justice qui soit d’abord une vertu, à savoir une valeur morale transcendant le simple choix de l’individu. Car qu’est-ce que la morale, sinon considérer qu’un acte généreux est supérieur à un acte égoïste ? Sean J. Rose