Carlo Strenger nous accueille dans une bibliothèque du Wissenschaftskolleg zu Berlin, où il fait des recherches. Si l’élégante rigueur des lieux impressionne, l’auteur du Mépris civilisé (Belfond, 2016) est d’une simplicité et d’une sympathie déroutantes. L’universitaire et psychanalyste helvético-israélien est le contraire du mandarin. Pas de "Herr Professor" ni de "cher Maître". Il vous appelle par votre prénom et préfère qu’on dise simplement Carlo. Les titres, c’est pour les cartes de visite.
Si l’homme affiche une certaine bonhomie, son esprit ne manque pas d’être inquiet devant la montée des populismes sur fond de terreur djihadiste. L’élection de Donald Trump, le Brexit, Marine Le Pen au second tour… En Israël, où il a vécu et enseigne toujours, les tensions n’ont cessé de monter… L’intellectuel "libéral de gauche" - il collabore à des journaux comme Haaretz ou The Guardian -, qui a toujours adopté des positions raisonnables sur les questions que les crispations identitaires ont polarisées à l’extrême, reçoit des messages anonymes (la belle lâcheté de l’ère de la diffamation digitalisée) de haine "décomplexée" : ""Sale youpin… dommage qu’Hitler n’ait pas terminé le boulot", et de la part de la gauche radicale : "Espèce de porc sioniste !"… Si je suis attaqué des deux côtés, c’est que je ne dois pas avoir complètement tort", sourit-il. Mais passé l’ironie socratique, ce climat délétère a de quoi faire peur. De quoi est-il le symptôme ?
Strenger fait le constat : il y a quelque chose de pourri dans nos démocraties occidentales, un malaise dans la société consumériste postmoderne. Les individus y sont malheureux : ils sont censément libres mais confondent la vraie liberté avec le choix illimité. Avec son nouvel essai Allons-nous renoncer à la liberté ?, Carlo Strenger entend signer "une feuille de route pour affronter des temps incertains".
Une vision tragique de l’existence
Né à Bâle dans une famille juive à la fois très ouverte sur la culture moderne (son père est avocat) et orthodoxe sur le plan religieux, le jeune Carlo va passer par toutes les étapes obligées du judaïsme (études bibliques, yeshiva, etc.), mais ne renoncera pas à sa liberté d’être athée. Ni Dieu ni maître… ou plutôt un maître : Freud, dont Carlo Strenger défend la vision tragique de l’existence. Car le bonheur n’est pas un dû : reconnaître ses pulsions permet seulement de moins souffrir, et la liberté telle qu’elle est définie par la psychanalyse existentielle, dans laquelle ce praticien s’inscrit, a plus à voir avec une discipline stoïque qu’avec une revendication à jouir sans entrave.
Sean J. Rose
Carlo Strenger, Allons-nous renoncer à la liberté ? Une feuille de route pour affronter des temps incertains, Belfond, "L’esprit d’ouverture", traduit de l’allemand par Laurence Richard, Prix : 16 €, 160 p., Sortie : 15 février, ISBN : 978-2-7144-7830-6