"C’est si difficile à comprendre, c’était une époque si différente. Et il est si loin, l’automne 1982 que décrivent ces événements ; il semble remonter à des temps immémoriaux. A peine trois ans plus tôt, l’homosexualité était encore officiellement classée parmi les maladies mentales et cataloguée comme telle dans la société." Cette époque, Jonas Gardell l’a vécue. Il a eu 20 ans dans la Suède des années 1980, dans ce Stockholm d’il y a trente ans. C’est dans cette "capitale petite, sombre, provinciale" que se retrouvent Paul, Rasmus, Benjamin, Bengt, Seppo, Reine, Lars-Ake… C’est là que, venus de coins reculés du pays, ils s’inventent une famille dans un pays nouvellement social-démocrate qui a dépénalisé l’homosexualité en 1944.
Parmi eux, il y a le couple formé par Rasmus, arrivé à 19 ans d’un village du Värmland, une province frontalière de la Norvège, et Benjamin, élevé dans une famille de Témoins de Jéhovah. A travers les trajectoires singulières de ce groupe de garçons dont la plupart mourront avant d’avoir 30 ans, Jonas Gardell, humoriste star en Suède et qui a bouleversé avec ce livre près de 500 000 lecteurs dans son pays, se souvient de ces temps et de ces lieux où des jeunes gens étaient terrassés par une "big disease with a little name" (grande maladie avec un petit nom), comme écrivait Prince dans Sign of the times en 1987. N’essuie jamais de larmes sans gants est ainsi à la fois une histoire d’amour tragique, un Mausolée des amants, pour emprunter le titre du journal posthume d’Hervé Guibert, et un récit historique où, prévient l’auteur, "ce qui est raconté dans cette histoire s’est réellement passé". Avec une colère souvent travestie en un humour brut, l’écrivain livre un travail engagé de témoignage et de mémoire. Il documente, reconstitue l’histoire collective du mouvement gay, mais décrit aussi intimement, dans ses détails les plus crus, la réalité du sida. La solitude des malades s’éteignant en parias dans des services d’isolement à l’hôpital, toutes les rumeurs qui entourent ce que l’on appelle les premiers temps le "cancer gay", la "nouvelle peste". L’opprobre et l’exclusion. La honte, la peur et l’impuissance. Mais, parcourant ces années fauves, l’écrivain honore aussi avec tendresse une fraternité, une liberté et une fierté âprement conquises, des solidarités amicales à l’image de celle, exubérante, de Paul autoproclamé "la mère Teresa des pédés".
Dans une scène au début du roman qui lui donne son titre, une infirmière débutante se fait réprimander par sa consœur plus âgée car elle a essuyé de sa main nue la larme d’un malade. Jonas Gardell a écrit, lui, sans mettre de gants. Véronique Rossignol