Une chose au moins est claire à propos de la décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), qui assimile le prêt de livres numériques par les bibliothèques à celui des livres imprimés : la communauté éditoriale la juge "choquante", selon le communiqué immédiatement publié par la Fédération des éditeurs européens (FEE), soutenue par l’Union internationale des éditeurs. En raison du caractère particulier du livre numérique, reproductible à l’infini et non dégradable, cette assimilation mettrait en danger le marché numérique naissant, les lecteurs n’ayant plus aucun intérêt à acheter ce qu’ils peuvent emprunter gratuitement, sans même se déplacer jusqu’à leur bibliothèque.
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Les conséquences de l’arrêt de la CJUE sur les systèmes contractuels de prêt en vigueur ou en cours d’élaboration restent à évaluer. Le système de licence néerlandais, à l’origine du différend, est le premier visé. En Allemagne, où les bibliothèques traitent aussi sur une base contractuelle avec les éditeurs, les mêmes questions se posent, dans un contexte juridique déjà tendu. En France, l’Association des bibliothécaires de France comme le Syndicat national de l’édition, qui n’avaient pas encore réagi officiellement en début de semaine, évaluent la compatibilité du programme Prêt numérique en bibliothèque (PNB) avec la décision de la CJUE.
L’enjeu n’est pas négligeable car, avec une centaine de bibliothèques adhérentes, dont celles de Paris, PNB devient un élément de revenu récurrent pour les éditeurs et pour les libraires qui le diffusent, à l’abri d’Amazon, Apple, Kobo-Fnac, Google, lesquels ont capté 80 % des ventes aux particuliers. A Paris, l’appel d’offres en cours pour la Bibliothèque numérique représente un marché potentiel de 800 000 euros sur quatre ans. A plus large échelle, l’objectif est d’encourager la mise en œuvre de programmes similaires en Europe, mais l’arrêt peut remettre en cause cette dynamique. D’où l’enjeu de propositions communes que les éditeurs voulaient dégager lors de l’assemblée générale de la FEE, à Strasbourg, jeudi 24 novembre.
Telle que l’a formulée la CJUE, l’assimilation rigoureuse du livre numérique au livre papier en réponse au problème posé par le différend néerlandais réintroduit les rigidités du prêt de l’imprimé. Elle apparaît comme une régression par rapport au service offert par PNB, dont le principal avantage est le prêt simultané à plusieurs lecteurs à partir d’un seul fichier, si l’éditeur l’a prévu dans son offre commerciale, et si la bibliothèque le souhaite. Ce système de crédits de prêt répond à la demande que suscite une nouveauté, en évitant la frustration que crée une liste d’attente, ou en épargnant l’achat de plusieurs exemplaires qui ne seront presque plus utilisés une fois l’engouement initial passé. Et s’il dure, la bibliothèque peut racheter des crédits de prêt, ce qui garantit en contrepartie aux auteurs et aux éditeurs que l’acquisition d’un seul fichier numérique ne servira pas à assouvir une demande infinie.
En revanche, l’arrêt de la CJUE permettrait d’inclure tous les livres numériques disponibles dans l’exception droit de prêt, une demande récurrente des bibliothécaires. Ceux-ci regrettent en effet une offre incomplète, certains éditeurs restant résolument méfiants face au programme PNB. Quelque 18,5 % des 800 000 fichiers numériques disponibles à la vente en France sont inclus dans le programme, selon la base Dilicom, soit près de 150 000 références, pour partie en doublon sous deux formats (ePub et PDF).
Réservés au départ à l’encontre de PNB et du prêt numérique en général, les auteurs se feront aussi entendre lors des discussions à venir, en fonction de la solution la plus intéressante pour eux. Le droit de prêt papier leur rapporte aujourd’hui collectivement 6,5 millions d’euros.